Boris Cyrulnik, je le lis régulièrement en tant que spécialiste de la résilience (Un merveilleux malheur; Les vilains petits canards...) et aussi en sa qualité d'éthologue (La fabuleuse aventure des hommes et des animaux; Sous le signe du lien...). Ici, s'il s'agit aussi de résilience, mais nous le retrouvons dans un récit très personnel.
"Ca fait soixante-quatre ans que je n'ai rien pu dire, c'est la première fois que je le fais.
Je me rappelle, j'habitais ici. Et puis un jour, ou plutôt une nuit - c'était tôt le matin quand j'ai été arrêté -, la rue a été barrée de chaque côté par des soldats en armes. C'étaient des Allemands, mais j'ai été arrêté par la police française.
Il y avait des camions en travers de la rue et puis, devant la porte, une traction avant avec des inspecteurs en civil, des inspecteurs français qui étaient là pour arrêter un enfant de six ans et demi!" B.C.
Boris Cyrulnik évoque, dans ce livre très personnel, son enfance, son arrestation, son évasion et surtout l'insoumission aux hommes et aux idées.
Une rafle de Juifs à Paris, sous l'Occupation - photo empruntée à garandel.e-monsite.com/
"C'était donc au petit matin, cette nuit-là. J'habitais chez les Farges, j'avais six ans et j'étais dans mon lit lorsque j'ai été réveillé par des bruits dans la maison. Il y avait beaucoup de monde dans le couloir. J'étais frappé par cette présence de soldats et d'officiers - et surtout de policiers français en civil, avec leurs lunettes noires, leurs chapeaux et leurs révolvers -, je trouvais absurde qu'ils aient des lunettes noires la nuit. En définitive, les révolvers ne me faisaient pas peur, mais porter des lunettes noires la nuit, ça m'intriguait. J'ai alors pensé que les adultes n'étaient pas des gens très sérieux - je n'ai d'ailleurs pas changé d'avis depuis! - et, dans le couloir, il y avait aussi des soldats allemands en armes, qui semblaient gênés puisqu'ils regardaient le plafond. Ils regardaient en l'air, peut-être - j'espère - parce qu'ils avaient honte d'arrêter un enfant de six ans et demi. J'espère que c'est ça, mais je n'en suis pas sûr!
Je me rappelle bien de la scène, je la revois encore : la rue barrée par les soldats allemands et des policiers français. Là devant, les tractions avant et, plus loin, des camions remplis de gens. On m'a alors demandé de monter dans une traction. On m'y a poussé et, dans cette voiture, j'ai été surpris, parce qu'il y avait déjà un homme à l'intérieur, qui pleurait. Je le regardais pleurer et j'étais fasciné par sa glotte. Il avait une grosse glotte qui montait et qui descendait. Quand il pleurait, sa glotte s'agitait et je trouvais ça très intéressant. C'est ce qui m'a le plus marqué ce jour-là.
De ce moment qui, pour beaucoup, aurait été terrifiant, je n'ai aucun souvenir d'angoisse, ni le souvenir d'avoir eu peur. Je me souviens seulement avoir pensé que les adultes étaient vraiment absurdes. Tant d'armes, tant d'hommes, tant de camions pour arrêter un enfant! Je trouvais ça stupide. Je me demande encore si je n'avais pas raison. Dans un monde d'enfant, ce qui est intéressant, ce sont les détails anodins qui permettent de se détourner de la logique des adultes. C'est par exemple les lunettes noires la nuit, la glotte qui monte et qui descend. Ca, c'est intéressant! Tandis que les motivations politiques, idéologiques ou religieuses, je n'y avais pas accès, ça ne faisait pas partie de mon monde.
Dans un monde d'enfant, il y a des vêtements, des sourires, la gentillesse, la méchanceté... mais pas d'idéologie, ni même de religion, sauf pour faire une déclaration d'amour à ses parents en partageant leurs croyances. Moi, je n'avais plus de père depuis déjà cinq ans et plus de mère depuis deux ans."
Boris Cyrulnik - Je me souviens - Odile Jacob poches n° 246 -