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L'Utopiste

Publié le 13 décembre 2007 par Eric Mccomber

Je suis en train de converser avec Jacques. Comme d'habitude, je suis posté au comptoir et il va et vient dans sa cuisine. Je suis le seul client de tout le café, à part une de ses innombrables ex, assise dans un coin. J'insiste pour lui parler de mes découvertes sur le Ruanda, même s'il me répète chaque fois qu'il aimerait en savoir le moins possible là-dessus.
— Tu vas t'faire tuer !
Alors, je le lance sur ses souvenirs d'exil à Cuba. Je le pique sur ses mémoires, ce texte que tout le monde attend, sauf lui. Je prends un autre café et il commence à me raconter un coup fourré chez les Tchèques, un truc d'espionnage dingue à Paris… 
Tout à coup, un mec passe la porte. Il porte une casquette rouge ornée d'une feuille d'érable blanche. Sous son manteau Roots, également décoré des mêmes motifs, on peut voir un T-Shirt unifolé surmonté de l'inscription « CANADA NUMBER ONE ». Le genre expansif, qui s'avance jusqu'au milieu de la place et hurle :
— HI EVERYBODY!
Nos têtes pivotent vers lui lentement.
— Gimme a beer, barman.
À mon ébahissement, Jacques sort un verre et le pose sur le bar :
— We have blonde, blanche and red.
— Gimme a blonde, anytime ! Hawrgh hawrgh.
— Here you are.
— Thank ya.
— You're welcome.
L'anglo prend place au bar et commence à tenir des propos. Il nous donne son appréciation de Montréal. C'est un amateur de tango de Calgary, qui se paie des vacances deux fois par année pour danser. Deux semaines à Montréal ; trois à Buenos Aires. On apprend tout de sa vie. Et de notre ville. C'est une belle ville, mais ça manque de chevaux. Il y a beaucoup de belles femmes, mais elles sont toutes des crazy radical feminists. Beaucoup de tango, mais trop de noirs. L'équipe de hockey est mauvaise, mais moins mauvaise que ses Flames, alors, il préfère ne pas trop critiquer. En fait, il a toujours été fan des Oilers d'Edmonton, mais ils sont derniers du classement. Tout ça en anglais.
Jacques le relance un minimum, avec un petit « yes » ou un généreux « uh-uh ». Moi, je le regarde, amusé. J'attends le moment. Puis finalement — ils y viennent toujours — le gros anglo arrive au noeud, au heart o' the matter.
— Haven't seen no sepratists, yet. Wonder what they look like.
J'ouvre mon portable. Je lance Wikipedia.
— Is there a sepratist neighborhood ?
Nous faisons signe que oui. La copine hoche aussi la tête. Jacques a son compte. Il part s'asseoir avec elle, sans un mot. Je reste seul avec l'olibrius.
— Where is it ?
— No hablo ingles.
— The sepratist neighborhood, where is it ?
— No hablo ingles.
— Shit, I don't speak mexican. Pââlez-vous français ?
Nous sursautons tous, bien sûr. Je le fixe pensivement.
— Oui, on parle français. Vous parlez français aussi ?!
— Où est le quââtier de sepratisss ?
— Tu veux vraiment savoir ?!
— Yeah.
— Ici.
— Oh.
Il regarde à gauche, à droite, encore à gauche. Jacques et la fille nous ignorent, maintenant.
— Et il y a too des sepratiss, ici ?
Je souris.
— Too es oune sepratiss ?
— Tu veux voir, un séparatiste ?!
— Never seen one.
— No hablo ingles.
— Ouiouioui.
Je tourne l'écran du portable vers lui à la page FLQ de Wikipedia. On voit le mot terrorisme écrit en gras. La photo du visage d'un homme trône tout en haut de la page. L'anglo regarde, fasciné.
— Oui mais…
— La photo, elle te dit rien ?
— Je crois j'ai déjà voo.
— C'est lui qui t'a servi ta bière.
Le mec tremble comme une feuille. Je ne dis rien, fier de mon effet. Il regarde Jacques à la dérobée. Sa sincère terreur me touche, ma gorge se serre. Il se penche vers moi et chuchote :
— Oh shit.
— Comment tu t'appelles ?
— Scott.
— Enchanté, Scott. Voici ce que tu viens de faire, Scott. Tu es allé dans le quartier des séparatistes, le dernier vrai bastion des séparatistes du Québec, qui n'a eu que des députés séparatistes depuis les années soixante-dix. Tu es allé dans ce quartier, déguisé en bande annonce du gouvernement Fédéral, avec des inscriptions en anglais partout sur toi.
— Oohh shiiit…
— Ensuite, c'est pas tout, Scott. Tu es entré dans le bar le plus séparatiste du quartier des séparatistes, qui est tenu par un des fondateurs du Front de Libération du Québec, qui a été emprisonné pour activités séditieuses. Toujours habillé en drapeau fédéral sur pattes, tu as adressé la parole à tout le monde en anglais, Scotty.
— Shitshitshit-oh shit.
— Et t'as commandé ta bière en anglais, avec ta crisse de feuille d'érable sur la tête, Scotty-boy.
Nous nous taisons. Scott a les larmes aux yeux. Ses mains pétochent tellement qu'il a du mal à sortir son cellulaire de sa poche. Je chuchote à mon tour, posant la main sur son avant-bras :
— Tutut, Scottie. Who you gonna call?
Il s'arrête et me regarde.
— Yea, Scott. I do. Dis-moi, maintenant, Scott. Qu'est-ce qui est arrivé, ensuite ?
— Nothing. I mean… Rien. Il a rien arrivé à moi. Il a servi mon bière. Il a pris mon money. Il a donné moi mon change.
— Exact. Fait que, quand tu retourneras chez vous, mon grand, tu raconteras ça à tes potes les petrol-cowboys. C'est ça, les sepratissss… Mon Scott. Y le disent pas dans les journaux, mais en fait, y donnent le change.

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