L'éternité n'est pas de trop

Publié le 03 juillet 2010 par Araucaria
J'avais envie de copier de la poésie... Ce sera de la prose, une fois de plus, mais un texte très poétique cependant racontant une superbe histoire d'amour.
Ce livre, je ne l'ai pas acheté au hasard. Dans une galerie parisienne, il y a un peu plus de deux ans maintenant j'ai sympathisé avec une jeune artiste qui ce jour-là était d'astreinte pour recevoir les visiteurs... Comme le livre qu'elle avait entamé était déposé sur un bureau, j'ai questionné pour savoir "si c'était bien?". C'est quand même incroyable que je sois si curieuse lorsqu'il s'agit de fleurs, graines, travaux d'aiguilles ou bouquins... car d'une nature plutôt discrète et réservée, mais que je me passionne pour quelque chose, alors j'enquête! D'après la jeune fille il s'agissait une version chinoise de Tristan et Iseult... deux héros qui ne m'étaient pas inconnus, un peu lestes et coquins pour leur époque médiévale, ces deux-là!.
J'ai commandé le livre dès mon retour sur Bastia. Il a rejoint la pile des titres en attente, et je viens seulement de le découvrir. Superbe texte. Je ne peux qu'en faire l'éloge et vous le présenter.
J'ajoute que je trouve ce récit bien supérieur à notre "Tristan et Iseult" occidental,  pour la seule et simple raison, que cette histoire est dénuée de tout adultère qui entachait la version du Moyen-âge. Il s'agit d'un amour pur, respectueux. Pas besoin du stratagème grossier d'un philtre d'amour malencontreusement bu pour avoir l'excuse de rencontres charnelles. Non rien de tout cela. Un amour idéalisé, chaste, sublimé,  et qui aura pour vocation de survivre aux épreuves, à l'éloignement, et sans doute aussi d'être plus fort que la mort.
Passion que les uns ou les autres, trop "fleur bleue" sans doute rêvons de rencontrer et de vivre dans sa plénitude.
Merci à Zoé de me avoir fait connaître cette oeuvre superbe.

   

  


Mains d'amants - Rodin - www.flickr.com/photos/wallyg/1387044874/in/set-72157602014183438/
Quatrième de couverture :
Au XVII ème siècle, à la fin de la dynastie Ming - époque de bouillonnement et de bouleversement, où l'Occident même était présent avec la venue des premiers missionnaires jésuites en Chine -, dans un monastère de haute montagne, un homme qui n'a pas encore prononcé ses voeux se décide à quitter ce lieu de paix et de silence pour retrouver, trente ans plus tard, la seule femme qu'il ait jamais aimée.
Un roman d'envoûtement et de vérité, récit d'une passion - celle d'un Tristan et Iseult chinois, avec ses codes et ses interdits aussi précis que stricts - qui n'est pas seulement affaire de coeur et des sens, mais engage toute la dimension spirituelle de l'être, ouvrant sur le mystère de l'univers et le transfigurant.
"Bientôt l'année touche à sa fin. Les effervescences à l'occasion du Nouvel An laissent indifférents la malade et le médecin, tous deux absorbés par le combat contre la maladie qui, plus enracinée qu'on ne l'imaginait, menace parfois de reprendre le dessus. D'inexplicables rechutes ne manquent pas d'inquiéter. Un jour qu'il prend le pouls de Lan-ying avec une certaine anxiété, Dao-sheng, profitant d'une absence de Xiao-fang, décide de parler. Comme ce qu'il a à dire, maintes fois répété en lui-même, n'est pas long, il parle d'une voix posée, sans hâte :
- Il y a plus de trente ans, dans la demeure des Lu, le très vénérable Vieux Seigneur fêtait ses soixante-dix ans. Après le banquet, on donnait un spectacle dans la grande salle. Jeune fille vêtue d'une robe rouge en brocart, vous vous teniez derrière le paravent pour écouter la pièce, vous en souvenez-vous encore?
- Comment puis-je l'oublier? Ce fut sans doute le moment le plus beau de ma vie. Moment bref, hélas! qui s'est effacé comme un nuage. Comment le savez-vous?
- Ce soir-là, dans l'orchestre, il y avait un jeune violoniste assis au bout du rang. On pouvait le voir depuis le paravent, vous en souvenez-vous?
Le léger tremblement de la main dénote la surprise et sans doute déjà le pressentiment d'une imminente révélation.
- J'étais alors jeune et candide, sans rien connaître de la vie. J'ai en effet vu le jeune musicien et je ne l'ai pas oublié. Comment le savez-vous?
- Vous vous appeliez alors mademoiselle Lan-ying. Le jeune musicien  portera plus tard le nom de Dao-sheng.
A ces mots, Lan-ying ouvre sa paume et laisse Dao-sheng y coller la sienne. Instant de muette communion et d'extase hors paroles. L'intimité née de deux mains en  symbiose est bien celle même de deux visages qui se rapprochent, ou de deux coeurs qui s'impriment l'un dans l'autre. La corolle à cinq pétales, quand elle éclôt, est un gant retourné de l'intérieur vers l'extérieur, elle livre son fond secret, se laisse effleurer par la brise tiède qui sans cesse passe, ou butiner sans fin par d'avides papillons et abeilles qui accourent.  Entre deux mains aux doigts noués, le moindre frémissement bruit de battements d'ailes; la moindre pression provoque une onde qui s'élargit de cercle en cercle. La main, ce digne organe de la caresse, ce qu'elle caresse ici n'est pas seulement une autre main, mais la caresse même de l'autre. Caressant réciproquement la caresse, les deux partenaires basculent dans un état d'ivresse qui a peut-être été rêvé dans l'enfance, ou alors dans une autre vie. Les veines entremêlées irriguant le désir se relient aux racines profondes de la vie; les lignes entrecroisées qui prédisent le destin tendent vers le lointain, jusqu'à rejoindre l'infini des étoiles.
Lan-ying ne voit pas; Dao-sheng, lui, voit. Il voit sa propre main jadis fine et rendue rude par les labeurs, superposée à celle de Lan-ying, blanche et lisse et qui, à cause de sa maigreur, laisse transparaître les os. Indéniablement, il y a là contraste, et pourtant qu'elle harmonie provenant sans doute du fait que chacune est dans l'élan de consoler l'autre. Lan-ying ne se lasse pas de caresser la peau passablement rugueuse de l'homme. Dao-sheng, de son côté, se dit que la main si tendre, offerte-là, redeviendra pleine et charnue. Car la voix du devin, plus que celle du médecin, lui chuchote à l'oreille : "Maintenant que les deux prédestinés se sont véritablement retrouvés, aucun obstacle, aucune maladie, ne pourra plus entraver leur route!" De fait, durant le mois qui suit, ce seront bien les médicaments et la force de l'amour conjugués qui vont agir sur la malade et la tirer de l'abîme. A chaque rencontre, à travers le rideau, la main de Lan-ying rejoint sans retenue celle de Dao-sheng. C'est tout ce qu'ils peuvent faire. Ce qu'ils peuvent faire est d'une terrible audace, ils le savent. En même temps d'une innocence sans pareille, ils le savent aussi..."
L'éternité n'est pas de trop - François Cheng (de l'Académie française) - Le Livre de Poche n° 15458