Pour commencer l'été en beauté, je me suis pris au jeu du roman-feuilleton, en écrivant, dans le journal l'Offre d'Emploi, le premier épisode d'une "nouvelle-feuilleton" qui en comportera quatre.
La suite à partir du 10 Juillet, sur ce blog ainsi que sur le site de l'Offre d'Emploi.
Tu te prénommes Bart.
Comme le fils de la famille Simpson. Sauf que, pour un type de ta génération, Bart fait plutôt penser à un personnage du Muppet Show, une marionnette, avec des gros sourcils et une voix nasillarde. Il avait un compagnon, dénommé Ernest : tête ronde, légèrement aplatie, nez rouge, voix aiguë. Bart et Ernest. Les cauchemars de ton enfance, grâce auxquels tu as eu droit aux pires moqueries au sujet de ton prénom, dès l’école maternelle.
En réalité, tu aurais dû te prénommer Burt. Comme Lancaster. Lucette, ta maman, avait vu au cinéma Les Démons de la liberté. Un film de Jules Dassin. Le père de Joe. Justement, Burt Lancaster y jouait le rôle d’un personnage prénommé Joe. Joe Collins. Un prisonnier qui parvenait à échapper à son geôlier sadique. Ta mère avait vu ce film au moins dix fois. Pour toi, il s’agissait d’un film noir de troisième catégorie. Pas pour elle. Elle ne voyait que lui : Burt Lancaster et sa belle gueule de voyou. Du coup, quand tu es né, en 1970, elle a demandé à ton père, Richard, d’aller te déclarer à la mairie sous le prénom de Burt. À partir de là, tu ne sais pas exactement ce qui a foiré. Ton père a prétendu que l’employé de mairie, à moitié sourd, avait compris Bart. Sous le coup de l’émotion, Richard n’avait pas vérifié l’orthographe sur le livret de famille. Voilà comment, à cause d’un type atteint de surdité et d’un père étourdi, tu t’es retrouvé affublé de ce prénom. À une lettre près, un U au lieu d’un A, tu aurais inspiré le respect. Burt Lancaster, Burt Reynolds : la virilité en version originale. Bart Simpson et Bart du Muppet Show : des guignols avec une tête jaune.
Les moqueries de tes années de scolarité eurent au moins un mérite. Tu n’as pas perdu de temps à traîner avec des amis : tu n’en avais pas. Ce qui t’a donné une belle longueur d’avance, considérée, par certains de tes professeurs, comme un signe de précocité intellectuelle. Tu as une autre théorie sur le sujet. D’après toi, les rythmes scolaires ont été créés en intégrant des marges de manœuvre : de larges périodes de temps considérées comme nécessaires pour l’épanouissement de la personnalité. Récrés, déconnades, chahut, école buissonnière : en réalité, tout est intégré, prévu, un peu comme la démarque inconnue dans la grande distribution, qui correspond au chiffre d’affaire perdu suite aux vols. Bien entendu, histoire de conserver un tant soi peu d’attrait à ces comportements marginaux et d’éviter d’y inciter le plus grand nombre, l’interdit reste codifié. Tu ne voleras point. Tu seras sage en classe. Tu étudieras. Tu respecteras tes parents. Tu as suivi le mode d’emploi. Scrupuleusement. Et compris très vite que, dans la vraie vie, cela ne fonctionnait pas comme ça. Les vraies marges de manœuvre se situent, paradoxalement, en dehors des marges. N’empêche. Le fait de les avoir respectées durant tes vingt premières années d’existence t’a permis de gagner du temps. Et de sortir du système scolaire bardé de diplômes.
Tu as épousé Rebecca en 1990. Juive ashkénaze, laïque, de gauche tendance écolo, dotée de superbes yeux verts et d’un gros cul. Ça ne t’a jamais gêné. En fait, tu préfères les formes gynoïdes à la pseudo androgynie vantée dans les magazines. Rebecca est intelligente. Plus encore que toi. Tu parles couramment quatre langues. Elle en maîtrise cinq. Elle est traductrice interprète pour l’ONU. Voyage beaucoup. Souffre de vaginisme, ce qui fait que tu n’as jamais connu de vie sexuelle épanouissante avec elle, malgré son postérieur imposant. Du coup, tu la trompes depuis des années. Avec des connes, pour être certain de ne pas tomber amoureux. Et ça marche parfaitement.
Le mois prochain, tu fêteras tes vingt ans de mariage avec Rebecca. Beckie. Tu lui as donné ce surnom dès le début de votre relation. Tu trouvais ça plus doux, plus féminin. Tu lui offriras la tournée des Paradores. Vous adorez le luxe et les monuments historiques. Vous aimez l’Espagne plus que tout autre pays d’Europe. La première fois, vous vous êtes rencontrés à Madrid. Elle y effectuait son stage de première année de l’école de traduction et d’interprétation de Genève. Tu sortais tout juste de Sciences Po. Vos regards se sont croisés Plaza de Cibeles. Tu as cru qu’elle était espagnole. Cheveux noir, teint clair, yeux verts, nez légèrement aquilin. Aujourd’hui, quand il t’arrive d’allumer la télé et que tu tombes sur Dr House, Rebecca te fait irrésistiblement penser à Cuddy. Même humour, mêmes décolletés plongeants, même côté refroidissant.
Rebecca doit rentrer ce soir des Etats-Unis. Sa vie s’articule entre New York, Bruxelles, Strasbourg, Genève et Paris. ONU oblige. En son absence, tu t’organises. Tu gères la femme de ménage, les allées et venues de tes maîtresses, et ton boulot de journaliste. En ce moment, tu es censé être sur une grosse affaire. Trafic d’argent sale. Il te manque encore quelques infos essentielles pour faire émerger le scoop, mais tu penses que des personnalités importantes seraient impliquées. L’ex ANPE, désormais appelée Pôle Emploi, y jouerait un rôle clef.
Ton portable vibre. Tu n’actives jamais la sonnerie, qui t’horripile. Appel masqué. Tu prends. Les indics mentionnent rarement leur numéro, et laissent encore moins des messages. La voix, à l’autre bout, est masquée. Un grand classique. Ce qui l’est moins, ce sont les cris de femme, en arrière plan.
« - Qu’est-ce que vous voulez ? » Autant commencer cash.
« - Votre silence, Monsieur Bart Rosen. » Le deal semble clair.
« - Qui êtes-vous ? » Tu penses, en la formulant, que la question est stupide. Bien sûr : il va te dire qui il est. Et peut-être même te filer son adresse, si tu insistes un peu…
« - Attendez-moi ce soir, Rue du Mont-Cenis, devant la station de métro Jules Joffrin, à 22h00. Dois-je vous préciser de venir seul ? » Il raccroche.
Tu essayes d’appeler le portable de Beckie, même si tu sais que tu vas tomber directement sur sa messagerie. Ça décroche. Toujours la même voix.
« - Il vous manque une instruction Monsieur Rosen ? N’ai-je pas été suffisamment précis ? » En arrière plan, tu constates que les cris se sont transformés en gémissements.
« - Non, tout est parfaitement clair - t’entends-tu répondre d’une voix blanche – Si elle est blessée, je vous ferai la même chose au centuple, et si elle meurt, je vous jure que je vous retrouverai, vous, votre famille, vos amis, et que personne n’y survivra ». Cette fois, c’est toi qui as raccroché.
Tu te prénommes Bart. Ta femme vient d’être enlevée par ta faute. Et tu te demandes quelle menace représentent les infos en ta possession.
(à suivre…)