Ce que j’aime en voyage, c’est tenter de prendre des chemins de traverse. Vous avez entendu parler de deux vallées qui, pour vous, sont en deux points opposés du monde, et puis vous vous êtes rendu compte qu’elles communiquaient par un col. Parfois (c’est évidemment rare de nos jours) ce col n’a jamais été franchi. Personne n’a pensé à y aller voir. Partir d’une vallée et aller voir de l’autre côté. Pourtant c’est parfois facile, plus facile qu’on ne le croit. Cette année je ne pars pas en voyage, je ne parcours donc pas ces hauts-plateaux arides que j’affectionne, ni ne gravit de col à 5000 mètres (voire plus) pour découvrir au-delà des éboulis une pente verte et fleurie qui dévale en riant jusqu’à un alpage perdu. Alors un tel voyage, je peux essayer de le faire dans la pensée. Car là aussi, vous avez de hautes vallées qui peuvent vous sembler solitaires et parfois même ne mener à rien… tant que vous n’avez pas fait l’essai de les relier par un col.
Par exemple, dans mes récents billets, j’ai évoqué Chomsky, Rancière (et aussi Varéla). Quoi de commun entre ces noms ? Voilà des gens qui sans doute ne se sont jamais rencontrés. Chomsky ignore probablement qui est Jacques Rancière et ce dernier n’a probablement pas songé une seconde à venir écouter le célèbre linguiste américain quand il est venu à Paris, à la fin de ce mois de mai… Ils ont pourtant un point commun qui m’intéresse : tous deux se présentent comme des philosophes de « l’émancipation ».
Autre point commun : tous deux s’en prennent à « l’intelligentsia » en tant que caste qui exclut le reste de la population de la réflexion intellectuelle.
Ils sont pourtant originaires de traditions complètement différentes, se réfèrent à des géographies de concepts totalement étrangères l’une à l’autre. L’un ne voit que par la biologie (en simplifiant) et l’autre que par l’histoire. Chez l’un, le langage est avant tout un dispositif biologique, apparu au cours de l’évolution sans qu’on sache trop quel avantage il a pu donner à l’espèce humaine. Chez l’autre, le langage est essentiellement le matériau du long « récit historique » par lequel l’humain se donne le moyen de vivre son existence.
Donc d’un côté : l’individu biologique, et de l’autre : le sujet historique.
Or ces deux entités sont des incommensurables : parler du sujet historique en termes biologiques ouvre vers de dangereuses dérives en termes politiques et parler de l’individu biologique en termes de sujet de l’histoire paraît aberrant. On a deux extrémités d’une chaîne, et entre les deux, rien, ou de l’indéterminé. Ça ne coïncide pas. Cela nous met dans la même situation que lorsque les Grecs ont découvert les nombres irrationnels : l’irrationnel ne peut se ramener à aucun rapport de nombres entiers, et il a fallu deux mille ans pour qu’on trouve une articulation, grâce à Richard Dedekind , et celle-ci passe nécessairement par… la notion d’infini. C’est dire qu’on n’est pas près de trouver le point de passage. Le col a l’air d’être placé haut, cette fois… mais ça ne fait rien, il faut continuer à avoir en tête les deux horizons.