Le mois dernier, je n’ai pas osé participer au festival « A la Croisée des Blogs », dédié au développement personnel, dont le thème était « s’aimer soi-même », organisé par MonaLisa, auteur du très sympathique blog « Le Bonheur pour les nuls ».
Ce mois-ci, le festival est organisé par Aurélien du blog « R**d Me I’m Famous » et nous interroge sur « prendre le risque de vivre ses rêves ».
Cette idée résonne si fort en moi, particulièrement en ce moment parce que je viens juste d’achever la lecture de l’Alchimiste de Paulo Coelho, que j’ai fini par mettre ma timidité de coté et vous offre ma contribution sous forme d’une petite nouvelle.
Si vous préférez une version imprimable de la nouvelle, téléchargez la gratuitement ici.
La chambre était plongée dans une douce semi-obscurité et seul le son strident d’un bip devenu régulier alternait au souffle court et feutré du vieux monsieur. L’infirmière entra, vérifia le rythme cardiaque sur le moniteur, ajusta le débit de la perfusion, adressa un regard au vieux monsieur maintenant profondément endormi et sortit. Le bruit sec de la porte se refermant le fit tressaillir légèrement.
- Georges, Georges, réveille-toi, vieille branche !
- Hein, qui...qui est là ? finit par articuler le vieux monsieur, soulevant péniblement une paupière, puis l’autre.
- Georges, réveille toi, il faut te préparer, bientôt il sera l’heure du Grand Voyage.
La voix était douce et posée. Georges distingua la silhouette, encore floue, d’un jeune homme debout près de son lit. Celui-ci fit un pas en avant et un rayon de lumière, à travers le store abaissé, illumina le visage de l’inconnu.
- Alors, ma vieille branche, comment te sens-tu ? Es tu prêt ? Le vieux monsieur pouvait à présent discerner clairement les traits de l’inconnu, ces traits qui lui étaient si familiers.
- Mais tu es moi…
- En quelque sorte… , répondit le jeune homme. Il était grand et svelte, un costume en soie noir mettait en valeur une cravate en satin d’un blanc immaculé.
- J’étais habillé ainsi à mon mariage, n’est ce pas ?
- Oui, Georges, il y a maintenant quarante ans.
- Quarante ans déjà…répondit le vieil homme dans un souffle plus long.
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« Allez madame, il va falloir pousser maintenant ! » avait presque ordonné la sage-femme. Myriam était en sueur. Le rythme des contractions s’était accéléré depuis une demi-heure et chacune d’entre elles lui donnait l’impression qu’une lame d’acier lui transperçait le bas ventre. La péridurale ne faisait manifestement plus son effet. Son bébé se tenait prêt. Une seule envie au fond de lui.
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« Que fais-tu ici ? » demanda le vieux monsieur, un éclair de lucidité dans le fond des yeux.
- Je viens faire le point avec toi, mon bon vieux Georges. Je dois m’assurer que tu es fin prêt.
- Je vois. Que veux-tu savoir ?
Le jeune homme le regarda tendrement.
- As-tu des regrets Georges ?
- Des regrets ? répéta-t-il la voix un peu rauque. « Non, je n’en ai pas, je ne crois pas. J’ai eu une vie merveilleuse avec Cassandra, trois beaux enfants, trois fils qui ont fait ma fierté. Je crois avoir été un honnête homme dans cette société, j’ai servi mon pays comme j’ai pu, toujours droit, je crois… », s’enorgueillît-il un instant le regard un peu lointain.
- Mais tes rêves Georges ? Qu’as-tu fait de tes rêves d’enfants, de tes rêves d’hommes ?
Le vieil homme resta silencieux. Il semblait contempler un ciel qui n’existait pas.
- Mes rêves, murmura-t-il. Je ne m’en souviens plus. Ils sont si loin. J’ai eu une vie paisible et heureuse, je n’avais pas besoin de rêves.
- Pourtant Georges, rappelle toi quand tu étais petit garçon, des heures que tu as passé à raconter des histoires à Margarette, ta petite sœur, pour l’aider à s’endormir la nuit venue, de la passion qui te dévorait, quand au fond de la tranchée, tu rapportais jour après jour dans ton journal le quotidien de la guerre. Souviens-toi quand de retour chez toi, les mots s’emballaient dans ton esprit et s’alignaient les uns à coté des autres sur tes pages blanches. Cassandra adorait lire tes poèmes.
- Oui, mais cela ne nous donnait pas à manger, comprends-tu ? Les poèmes n’ont jamais permis à qui que soit de s’acheter une chemise, l’usine si.
- As-tu essayé ? As-tu persévéré ?
Le vieillard se tourna cette fois vers son autre Moi et le fixa droit dans les yeux.
- Biensûr, que dis-tu là ?! Tu le sais aussi bien que moi. J’ai essayé de me faire engager comme journaliste, à l’époque dans cette petite revue locale. J’ai envoyé mes poèmes, les uns après les autres, aux maisons d’éditions en vogue. Rien. Jamais une réponse. A croire que mes lettres n’ont jamais même été ouvertes !
- Alors pourquoi avoir abandonné ? Pourquoi avoir céder tes rêves d’écrivain contre une vie d’ouvrier ?
- Je ne sais pas ! lâcha le vieil homme maintenant troublé par une émotion de violente colère.
- J’ai estimé ne pas être assez talentueux. C’est pour cela que personne ne voulait de moi. Au moins, à l’usine, je pouvais faire la preuve de mes compétences, du moins j’avais un salaire à la fin de chaque mois pour m’aider à le croire. Et puis, comme je te l’ai dis, ce salaire, cette vie d’ouvrier comme tu dis, m’ont permis de rendre heureuse ma femme, de lui apporter tout ce dont elle avait besoin et d’élever nos trois fils correctement, qu’ils puissent recevoir une éducation convenable. Maintenant ce sont des hommes biens qui, à leur tour, prennent soin de leur famille.
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Les contractions étaient de plus en fortes. L’envie de pousser aussi. Le petit être qu’elle portait depuis neuf mois manifestait son désir de découvrir le nouveau monde qui allait s’offrir à lui. Neuf mois d’une vie aquatique, sécurisante où il s’était développé à l’abri des dangers du monde extérieur qu’il s’apprêtait bientôt à quitter. Il avait déjà beaucoup appris. Il savait reconnaître le rire de sa maman, il aimait les douceurs qu’elle grignotait lorsque son estomac criait famine, il savait reconnaître la voix de son papa et surtout il aimait ses caresses malgré la peau du ventre de sa maman qui les séparait encore. Ah, qu’il avait hâte d’explorer cet univers inconnu dont les échos se confondaient dans les gargouillements du liquide qui le préservait au chaud.
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Une larme avait perlé sur la joue du vieil homme. Le soleil avait décliné derrière les stores abaissés.
- Je dois savoir, Georges, si tu es prêt, comprends-tu ? As-tu des regrets ?
- Des regrets ? J’aurais, comme tu dis, pu persévérer ? Mais quelle aurait été ma vie alors ? Aurais-je été plus heureux ? Aurai-je eu du succès ? Crois-tu vraiment que j’aurai pu devenir célèbre ?
- Tu le serais devenu Georges. Ces quelques mots firent l’effet d’une bombe dans le cœur du vieil homme.
- Dis-moi alors quelle aurait été ma vie, jeune arrogant !
« Quand tu avais 25 ans, tu as envoyé ton dernier poème à la maison d’édition Les Mouettes d’Or. Un an est passé sans que tu n’es reçu aucune réponse. Ta rencontre avec Cassandra a bouleversé ta vie. Amoureux, vous avez rapidement projeté votre vie ensemble. Après quelques mois seulement, vous vous êtes mariés et Cassandra est tombée enceinte de ton premier fils, Charles. Il vous a fallu rapidement subvenir à vos besoins et ceux de l’enfant. Tu t’es fait engager à l’usine pendant que Cassandra s’occupait de votre fils. Tu continuais d’écrire le soir, lorsque ta femme et ton fils dormait, car malgré tes journées harassantes, ton imagination était toujours prospère et ton inspiration ne te faisait jamais défaut. Mais tes pages restaient enfermées dans ton tiroir. Tout à basculer un jour de juin 1963. Une maison d’édition faisait la promotion de ses derniers auteurs et organisait une conférence-rencontre dans ta ville. »
- Je me souviens, répondit le vieil homme. Dès que j’ai appris l’évènement, je n’ai plus dormi pendant des nuits. Mon cerveau ne savait plus quoi penser. Cela faisait huit ans que j’avais envoyé mon dernier poème. Ma vie c’était l’usine, Cassandra, mon fils Charles et le petit deuxième qui était en route. Plus personne n’avait jamais relu mes histoires, pas même ma femme qui ignorait jusqu’à mes écritures nocturnes.
- Je le sais George. Que s’est-il passé ? interrogea le jeune homme.
- Je suis passé par tous les états. Tantôt excité, tantôt effrayé. Tout dans ma tête me disait que cela ne servirait à rien. A quoi bon prendre le risque d’un nouvel échec ? d’une déception supplémentaire ? A quoi bon me faire entendre une nouvelle fois que je n’avais pas de talent ? Et puis nous vivions bien de mon salaire d’ouvrier. Si la maison d’édition m’avait demandé d’écrire un roman, j’aurais dû arrêter mon travail à l’usine. Devais-je prendre le risque de mettre ma famille en danger ? Comment les aurais-je nourris si mes histoires n’avaient pas eu de succès ?
- Je vais te le dire Georges. Ce jour-là si tu t’étais décidé à te rendre à cette conférence, voilà ce qui serait arrivé. Tu aurais pris ta belle sacoche de cuir marron dans laquelle tu aurais glissé ta dernière nouvelle. Après avoir écouté l’éditeur parlé avec enthousiasme d’une œuvre d’une rare qualité littéraire, tu aurais rencontré celui-ci et, armé de ton courage et de ta passion, lui aurais remis les précieuses pages. Soulagé tu serais rentré chez toi et une semaine plus tard aurait été contacté par l’éditeur en personne. Intéressé par ton histoire, vous auriez pris rendez-vous et il t’aurait fait signer ton premier contrat. Ton histoire devait devenir un roman à succès qui se vendrait dans la France entière. Pour te concentrer sur ton travail, tu dûs effectivement quitter l’usine, ce qui tourmenta Cassandra pendant de longs mois. Mais confiant de tes capacités, tu savais que tu pourrais lui offrir à nouveau une vie idéale avec l’argent que rapporterait ton futur roman. Mais le succès escompté de ton premier livre ne fut pas au rendez-vous. Il n’y eu quasiment pas de ventes, à peine de quoi rembourser le tiers des dettes que tu as dû faire pour vous permettre de vivre. Ta maison d’édition ne renouvela pas de contrat avec toi. Pendant des mois, vous avez vécu des moments très difficiles, avec parfois à peine de quoi nourrir les petits. Le petit dernier est même tombé gravement malade et faute de soins adaptés, il aura par la suite toujours une santé très fragile qui lui sera fatal à l’adolescence. Cassandra te supplia pourtant de reprendre ton travail à l’usine, en ces temps il y avait toujours besoin de main-d’œuvre. Tu décidas néanmoins de renvoyer de nouvelles histoires à d’autres maisons d’édition. Un jour, l’une d’entre elle te répondit favorablement ; ton histoire a été publiée dans un recueil, puis une autre, puis une autre. Quatre ans plus tard, tu publias le roman qui a fait ta renommé et lança ta carrière d’écrivain.
Le vieil homme restait silencieux. Alors c’était ça, à l’heure du Grand Voyage, sa conscience venait lui torturer l’esprit, lui faire entrevoir la vie qu’il aurait rêvé de vivre s’il avait eu le courage de prendre un peu plus de risques.
- Je dois savoir, Georges, si tu es prêt ? acheva le jeune homme.
- Prêt à quoi ? demanda le vieil homme dans un souffle qui se fit bref.
- A prendre le risque de vivre tes rêves ?
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« Allez madame, poussez fort, maintenant !». Dans un dernier effort, Myriam serra très fort le bras de son époux. L’instant suivant, elle sentit une douce chaleur s’écouler de son bas-ventre. Un petit être venait de pousser son premier cri. Il reposait paisiblement contre la poitrine de celle qui l’avait porté pendant ces neufs longs mois. Rien, non rien sur son petit visage, n’indiquait qu’il avait pris là le plus grand risque pour vivre sa nouvelle vie, faite de nombreux rêves à accomplir.
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L’infirmière fut alertée par le clignotement de la petite lampe rouge reliée à la chambre 420. Quand elle entra, le moniteur de l’électrocardiogramme n’émettait plus qu’un bip long et continu. Elle s’approcha du lit. Le vieil homme semblait toujours endormi profondément, un sourire sur les lèvres.
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Et vous, au moment du Grand Voyage, aurez-vous des regrets ?