Avec L'Intrusion, Adam Haslett rejoint le club des observateurs les plus lucides de la réalité américaine.
Un admirable premier roman abordant quelques destinées personnelles sur fond de drame collectif, de la seconde Guerre du Golfe aux lendemains du 11 septembre, marque l’apparition d’un écrivain dont le nom est à retenir : Adam Haslett. Avec autant de lucidité pénétrante que d’empathie hypersensible, L’Intrusion s’inscrit dans le droit fil de quelques mémorables romans américains de ces vingt dernières années, tels Le Bûcher des vanités de Tom Wolfe, American Psycho de Bret Easton Ellis ou la dernière trilogie de Philip Roth, avec Pastorale américaine, J’ai épousé un communiste et La Tache.
Point commun de ces romans : une lecture de la société qu’on pourrait dire balzacienne, avec des personnages masculins qui rappellent les Rastignac et autres Rubempré des Illusions perdues. Ce thème de la désillusion est d’ailleurs dominant dans l’aperçu multiple d’un Rêve américain fracassé. Mais quelle formidable énergie pour exprimer les désarrois d’après le Vietnam, l’ère Bush, l’Irak et la faillite des traders les plus arrogants de la planète !
Plusieurs thèmes importants, d’ailleurs valables pour l’ensemble de la société occidentale, se retrouvent par ailleurs dans ces romans et, plus précisément, dans L’Intrusion de Haslett. Ainsi de la fuite en avant d’un « battant » dont la course au fric et au pouvoir résume les aspirations. Tom Wolfe l’a incarné en golden boy des années Reagan, Bret Easton Ellis le fait rebondir avec son yuppie tueur virtuel. Enfin, vingt ans plus tard, voici se pointer Doug Fanning, arriviste d’origine modeste qui va flamboyer au top des opérations financières frauduleuses avant de s’effondrer. Autre thème fondamental : l’éclatement des relations familiales et les carences affectives qui en découlent pour une jeunesse de riches « zombies » se raccrochant à la drogue et au sexe, comme l’illustre Moins que zéro du même Bret Easton Ellis, et Haslett avec ses personnages de jeunes paumés.
Enfin, dans la foulée des plus grands auteurs du XXe siècle, dont Philip Roth est aujourd’hui le dernier des représentants, c’est à la source des idéaux de la nation que nous ramène Adam Haslett avec le merveilleux personnage de Charlotte, vieille prof d’histoire que révolte l’inhumanité des nouveaux riches et qu’on pourrait très bien retrouver chez Philip Roth, Don DeLillo ou Cormac MacCarthy, autres irréductibles de l’humanisme américain.
Sous ses airs de garçon bien élevé du Massachussets (il est fils d’un conseiller en gestion et d’une prof de français), Adam Haslett, diplômé de droit à Yale pour la forme, s’est imposé dès son premier recueil de nouvelles, Vous n’êtes pas seul ici (L’Olivier, 2005), révélé par la revue de Francis Coppola, ensuite finaliste du Prix Pulitzer, au premier rang de la nouvelle littérature américaine.
Celle-ci se retrouvera d’ailleurs en force dès la rentrée, avec les nouveaux romans de Philip Roth, Bret Easton Ellis et Thomas Pynchon. Autant dire que la saga collective continue !
Plus dure sera la chute
Douglas Fanning est au top de sa situation de requin des transactions financières quand, en 2002, il se fait construire une villa à dégaine de palais gréco-romain dans la banlieue huppée de Boston où, enfant, il accompagnait sa mère femme de ménage.
Dès son installation, perçue comme une intrusion par sa voisine Charlotte Graves, professeur en retraite un rien extravagante (elle entretient des relations intellectuelles poussées avec ses deux chiens) et sœur du Président de la Réserve fédérale, le fringant prédateur se fait détester et, bientôt, traîner en justice pour un procès qu’il perd contre toute attente. L’épisode est cependant dérisoire à côté de la catastrophe intégrale qui se prépare au Japon où il a laissé un jeune collaborateur multiplier les opérations frauduleuses les plus risquées.
Tout détestable qu’il soit, ce personnage de self made man humilié par sa mère alcoolique et dégoûté, en sa jeunesse, par une monstrueuse bavure de guerre, dans le Golfe, acquiert une stature de personnage romanesque hautement significatif de « tueur » narcissique. En contraste absolu, Charlotte le défie non sans chaperonner le jeune Nate, fasciné par son voisin et ne sachant à quoi se raccrocher après le suicide de son père ruiné.
Sur fond de crise financière magistralement détaillée « de l’intérieur », ce roman saisit autant par son intelligence que par sa pénétration des douleurs personnelles et des frustrations aboutissant à toutes les compensations réelles ou fantasmatiques. Tout cela fondu en une seule coulée vibrante de vie et, parfois, notamment à l’occasion d’une inénarrable garden party, de haut comique satirique…
Adam Haslett. L’Intrusion. Traduit de l’anglais (USA) par Laurence Viallet. Gallimard, Du monde entier, 362p.