(5) Un hôtel à Bloomsbury

Publié le 19 juillet 2010 par Luisagallerini

À son réveil, Marie bondit hors du lit, impatiente de fouler des pieds le sol londonien. Dans la rame de train, elle s'installa confortablement, près d'une fenêtre. Elle monta son sac dans le porte-bagages après en avoir extrait non sans peine la masse de livres qu'elle avait prévus pour le voyage. En considérant la pile sur la tablette, elle regretta d'avoir cédé à ses bas instincts car il était évident qu'elle n'en lirait pas le dixième, et que le poids de ses ardeurs, loin d'être négligeable, concourait grandement à son mal de dos. Mais rien ne pouvait entamer sa joie. Elle était définitivement heureuse, heureuse de partir à l'aventure, surtout à Londres, une ville qu'elle affectionnait tout particulièrement.

Distraite par le paysage brumeux qui habillait la vitre, l' amulette ne quittant pas ses pensées, elle oublia ses velléités de lecture pour s'abandonner à une douce torpeur. Quand le train s'engagea dans le tunnel sous la Manche, comme un formidable lombric dévorant la terre pour se frayer un passage sous les eaux, elle ne remarqua pas que la périlleuse traversée sous-marine avait débuté. Coupée de la surface terrestre par une écrasante pression et l'absence de lumière, elle nageait paisiblement dans un océan de réflexions, bercée par les remous réguliers du convoi. Quand la lumière balaya à nouveau le wagon, ses oreilles se débouchèrent d'un coup. Puis elle arriva à Londres.

Dans la cohue des touristes et des hommes d'affaires, déversés pêle-mêle sur le sol anglais, elle se fraya un passage jusqu'aux guichets du métropolitain où elle acheta un coupon journalier. Un plan du réseau à la main, elle sombra dans un dédale de boyaux. Le tube londonien portait parfaitement son nom. A Russel Square, elle fut accueillie par un soufflet de crachin glacé. Pressant le pas, elle longea les grilles du British Museum en direction de l'hôtel pour y déposer la masse de livres qui lui sciaient les épaules. Elle aimait beaucoup le quartier de Bloomsbury, autrefois le siège du célèbre cercle d'artistes dont faisait partie l'un de ses écrivains préférés, Virginia Woolf

.

Arrivée à Cartwright Garden's, elle partit à la recherche de son toit parmi la foule d'étroites pensions pressées les unes contre les autres, le long de l'arc formé par le parc. Les établissements d'architecture victorienne étaient charmants, malgré leurs entresols humides, béant sur le bas-côté comme d'inquiétantes mâchoires. Son hôtel, encadré par deux autres bâtisses identiques, se dressait dignement sous la bruine. Elle vérifia l'adresse, puis poussa la porte vitrée.

Il n'y avait ni comptoir d'accueil, ni salon, mais un couloir décrépi conduisant à un escalier. Elle avança prudemment, après avoir lancé un formidable "hello". Une porte s'ouvrit brusquement sur sa gauche et un homme grassouillet, à moitié chauve, fit irruption. Il lui confia une clé avec un numéro puis disparu aussi vite qu'il était apparu. Après avoir mené une lutte sans merci avec la serrure, elle pénétra dans la chambre, une immense pièce avec trois lits et une salle d'eau attenante. Assaillie par des effluves nauséabonds de moisissure et de tabac froid, elle ressortit vivement et appela l'hôtelier. Il arriva clopin-clopant, en maugréant. L'hôtel était complet, mais elle ne devait pas s'inquiéter car elle paierait le même prix pour la suite que pour une chambre simple, et elle n'y serait nullement dérangée. Il ponctua sa réponse par un clin d'œil entendu, remonta son pantalon en toussotant et s'esquiva en lui offrant une vue imprenable sur ses omoplates garnies d'une épaisse fourrure grisonnante.

Le cœur au bord des lèvres, elle regagna sa chambre crasseuse de ministre, partagée entre un sentiment d'incompréhension, liée au barrage inévitable de la langue, et un sentiment d'injustice, face à la mauvaise foi évidente de ce grossier personnage. Comment ignorer les relents pestilentiels que dégageaient les rideaux à carreaux poisseux, les couvre-lits damassés, véritables nids à poussière, le sol collant, et les radiateurs non seulement encrassés, mais en plus bloqués, des fois que l'on eût l'intention de les utiliser ? Elle rangea rapidement quelques affaires, puis, après un dernier coup d'œil désespéré à la moquette défraîchie et au papier peint arraché, maculé d'empreintes de mains comme de pieds, elle quitta l'hôtel. Dans l'immédiat, elle n'avait qu'une idée en tête, trouver l'"écrit" sous la gravure.

Elle traversa Russel Square

pour rejoindre le British Museum, un bâtiment colossal flanqué de lions majestueux à la crinière anguleuse. Lorsqu'elle arriva dans la cour, elle sentit peser sur elle le regard implacable des félins pétrifiés, sentinelles éternelles. Intimidée par la solennité des lieux, elle déposa, aussitôt le seuil franchi, une offrande dans le tronc réservé à cet usage, offrande qu'elle destina intérieurement aux gardiens des portes du temple. En étudiant le plan qu'elle s'était procuré sous la coupole centrale, elle localisa les études d'Albrecht Dürer, exposées dans le département des dessins et gravures. Sur le dépliant, elle lut que le musée possédait l'une des trois plus grandes collections de ce type au monde. Avec la bagatelle de cinquante mille dessins et deux millions de gravures, datant du 15ème siècle à nos jours, le département rassemblait des artistes aussi brillants que Michel-Ange, Raphaël, Dürer - son cœur se mit à battre à cette évocation -, Rembrandt, ou encore Goya. La collection était partiellement accessible au public dans la salle quatre-vingt dix, pendant les expositions temporaires, et dans son intégralité, en se rendant dans la salle d'études.

Marie n'avait jamais entendu parler de la . Sceptique, elle se rendit en premier lieu dans la salle quatre-vingt dix. Une exposition temporaire s'y déroulait, essentiellement composée de dessins de Matisse. Une librairie jouxtant la pièce, elle se renseigna auprès de la jeune fille qui tenait la caisse. Cette dernière lui indiqua, dans la salle quatre-vingt dix, une petite porte qu'elle n'avait pas vue, et lui dit qu'il lui suffisait de sonner et d'attendre que quelqu'un vînt la chercher. C'était l'entrée de la salle d'études. Marie lui demanda s'il fallait se munir d'un justificatif particulier, d'une attestation ou obtenir au préalable un rendez-vous. Seule une pièce d'identité, qui serait consignée pendant la visite, était requise. La salle fermait ses portes à seize heures, ce qui laissait peu de temps. Marie la remercia, puis s'approcha de la porte dessinée sur un obscur pan de mur. D'un doigt tremblant, elle appuya sur la minuscule sonnette.

Le fantôme d'Albrecht viendra-t-il saluer Marie, qu'elle franchira le seuil de la Study Room ?...