Magazine Journal intime

Destins croisés : Rosalie

Publié le 29 juillet 2010 par Orangemekanik

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Ce que je préférais dans la rue, c’était les gens. Les observer. Les écouter. Analyser leurs faits et gestes, leurs tics, leur mimiques, leur démarche, leur style vestimentaire, leur vocabulaire, leur façon de perdre leur sang froid ; Leur gêne, quand ils croisaient notre regard. Ou quand ils nous parlaient, comme on parle à quelqu’un de malade, un enfant ou une personne âgée. Pour tuer le temps, on avait un jeu : deviner leur métier, leur prénom, leurs préférences politiques, ou même sexuelles. Pour rigoler hein… pas pour se moquer. Gentiment quoi ! On n’est pas des monstres, dans la rue. Faut pas croire !… Nous aussi, on éprouve de la compassion, de l’empathie pour nos semblables. C’est vrai : ils croient toujours qu’ils ont le monopole, les gens économiquement viables ; Mais nous aussi, on a des sentiments. Des émotions. Un petit cœur qui bat. Et c’est vrai que c’était douloureux de se dire que s’ils n’étaient pas aussi nombreux, on les remarquerait même pas. Les gens. Tellement ils sont transparents.

C’était le cas de Rosalie. La fille de l’EDF. Une meuf qui vivait dans la même rue que nous. Dans la résidence juste en face du porche qu’on squattait en l’absence de propriétaire. De chez nous on voyait ses fenêtres. C’est pour ça qu’on l’avait surnommée la fille de l’EDF : à cause des lumières qui restaient toujours allumées. Chez elle. Même la nuit. Et même quand elle sortait. On était persuadé qu’elle était cadre à EDF. Mais elle était cadre à la poste, en fait. Pour le prénom j’avais misé Sabine. Mais c’était Rosalie. J’étais pas loin n’empêche… comparé à Bob et Ahmed qui avaient parié sur Mireille. Bien tenté. Si elle avait eu 10 ou 20 ans de plus. Mais elle devait avoir la trentaine.

Rosalie passait fièrement tous les jours. Devant chez nous. Avec son regard hautain qui moi, m’inspirait plus l’aigreur et la frustration, que le mépris et l’arrogance. Avec sa démarche de robot mal réglé, on aurait dit qu’elle téléguidait son corps avec une télécommande. Qu’elle contrôlait tous ses mouvements. En permanence. Qu’elle y pensait longtemps à l’avance. De peur de les louper. Ou de les rater. Je sais pas. C’était le genre un peu vieille fille, comme ça, que personne ne remarque. A part nous. Coincée. Mal dans sa peau. Mais qui croit que ça se voit pas. Le genre 50% refoulée. 50% pucelle. Maniaque. Bourrée de principes juste pour le principe. Et de tocs. Le genre imbu d’elle-même. Grands airs, grandes manières. Mais hyper empotée en fait. Gauche. Maladroite. Si tu l’observais bien. J’arrivais pas à la cerner.  Savoir si elle faisait un gros complexe d’infériorité. Ou de supériorité. Mais j’avais beaucoup de compassion pour ces gens qui, comme elle, ne respiraient pas le bonheur, mais qui se rassuraient en nous regardant de haut. Et en se disant qu’ils tomberaient jamais aussi bas. Tant qu’ils seraient malheureux. Mais qu’ils pourraient toujours acheter le CD des Enfoirés. Tant qu’ils verraient pas qu’ils étaient déjà bien plus bas. Que la misère, elle était pas que dans la rue. J’avais eu 18 mois pour m’en apercevoir. Dix huit mois que j’avais succombé au charme de la vie au grand air. Avec des aromates. Et de ses acrobates. Ses jongleurs et ses magiciens. Qui avaient transformé ma vie. En vie. Avant de sauter dans le vide. Sans filet. Sans prévenir. Et sans moi. Après la mort de mes deux protecteurs, Bob et Ahmed avaient recueillie mon enveloppe charnelle vide,  et ils l’avaient prise sous leur aile. Toute façon je voulais pas y aller. Dans le foyer pour filles. En attendant mon premier RMI. C’était pire que l’armée là dedans. Fallait se lever tôt. Chercher du travail. Préparer les repas. Ne pas fumer dans les locaux. Ni dans les chambres. Pas de télé après 22h. Fallait Respecter des tas de règles strictes de vie en collectivité. J’étais allergique aux deux. Et aux règles strictes. Et à la vie en collectivité. Le soir de mon arrivée, l’assistante sociale avait confisqué le sac de l’une des pensionnaires. Elle en avait retiré publiquement un flacon de shampoing, et une bombe de mousse à raser ; elle les avait montré à toute l’assemblée comme des pièces à conviction, et s’était écrié, l’air outré : « Et bien maintenant, on sait où elles passent, les subventions de l’état ». Ca m’avait rappelé les humiliations et autres vexations que j’avais subi en HP. Les infirmières aux airs patibulaires qui se prenaient pour des matonnes.

Après une demi-nuit, j’avais pris mes clics et mes clacs. Et j’étais partie aussi vite que j’étais venue. Depuis, je trainais avec eux. Bob et Ahmed. Des habitués du système D. C’était les rois des rencontres improbables. Des scènes et des dialogues surréalistes et des situations inattendues entre les gens de la vraie vie. Et nous. En ce début d’été 92, j’avais jeté mon dévolu sur elle : Rosalie. Elle allait partager un bout de vie avec nous. Comprendre que la rue, c’était aussi tout le contraire de la misère. A y regarder de plus près.

On l’avait abordée un soir. Alors qu’elle retirait de l’argent. On lui avait demandé c’était quoi son code, pour pouvoir utiliser à notre tour sa carte magique. Mais non, je plaisante !… On lui avait juste demandé les cinquante centimes qu’il nous manquait pour acheter un paquet de clopes.

« Chacun… »

Avait abusé Bob, quand il avait vu le billet de 200 sortir de la machine.

« 50 centimes chacun ! »

Comme si 1F50, ça allait tout changer t’sais. Avant de s’enfoncer :

« On partage ?… Solidarité Mademoiselle… »

Comme si un billet de 200, ça pouvait se partager ! Mais Bob était comme ça. C’était le rigolo. Le gaffeur. Ahmed, le cynique.

Rosalie avait expressément retiré sa carte. Elle l’avait rangé soigneusement dans son étui. Avec le ticket bien plié. Et nous avait répondu que côté solidarité, elle donnait déjà assez comme ça. Avec tout ce que le trésor public lui pompait. Et qu’on profitait surement plus qu’elle des avantages sociaux que le système offrait. Elle avait pas l’air de savoir que l’Etat, lui, ne partageait pas, après. Que le trésor n’avait de public que le nom. Mais elle avait fini par nous faire un semi-rictus.

Rosalie avait une vie réglée comme du papier à musique. Organiser. Compter. Chronométrer. C’était son dada. Métro. Boulot. Dodo. Télé. Ménage. Courses. Pipi chienchien. C’était son quotidien. Toujours célibataire à 30 ans, elle s’était réfugiée dans une routine aseptisée qui ne laissait guère de place à l’imprévu. Elle faisait la même chose aux mêmes heures. Tous les jours. Invariablement. Inlassablement. A part son chien et sa famille, elle avait deux ou trois copines. Toujours les mêmes. Des filles plutôt sympas. Gaies et enjouées. Et qui nous charriaient toujours : « Alors les clodos toujours pas boulot ? ». On délirait bien avec elles. Un soir où on n’avait plus rien à boire, elles avaient fait descendre une bouteille en rappel. Avec une ficelle. Par la fenêtre. Une bouteille d’Evian remplie de whisky coca. On avait trinqué. Ensemble. Elles en haut. Avec leur coupe de champ. Nous en bas. Avec notre tord-boyaux. Elles avaient mis le son très fort. Pour qu’on puisse en profiter. Nous aussi. De la house. De la new wave. Du rock. De la variété. Des trucs qu’on n’écoutait jamais. Même Rosalie s’était lâchée sur la chanson de Jordy. En fin de soirée. « Dur dur d’être un bébé ». C’était la première fois que j’entendais cette chanson. C’était dur dur. J’avoue. Ce soir là, quand ses copines avaient pris congé, Rosalie nous avait souhaité une bonne nuit. Elle culpabilisait de nous laisser là « comme ça ». Alors on était allé faire un tour. Pour qu’elle puisse fermer sa fenêtre sans se rendre responsable de toute la misère du monde. Dormir sur ses deux oreilles. Rosalie avait une conscience politique située entre la gauche et la droite. De son nombril. On voulait pas qu’à cause de nous, elle coupe trop vite le cordon entre son moi et son égo.

Le lendemain, elle était redevenue la fille de l’EDF. Froide et lointaine. Perdue dans la foule. Invisible. Un peu lassé par l’ignorance de l’attention qu’on lui portait, on avait fini par lâcher l’affaire. Et par sympathiser avec des babas cool qui faisaient du camping sauvage et qui se lavaient dans des campings payants. Des babas cool pas si cool que ça. Le genre qui commence par te dire : « fais comme chez toi cousin on est tous frère. » et qui finit par te faire comprendre que « c’est pas un moulin, ici, ni un hôtel. ». Le genre qui se la joue petit chef. Ils étaient profs, et ça se voyait. Chaque fois qu’ils ouvraient la bouche, j’avais l’impression qu’ils allaient nous demander  de sortir nos cahiers, d’inscrire la date en haut à droite, et qu’ils allaient nous faire faire une dictée. Pfffff. Laisse tomber les gens qui se prennent pour ce qu’ils sont pas, aussi, dans un autre genre ! Au bout du troisième jour chez les hippies en toc made in 90, on avait donc quitté le Flower Power. Mais surtout le power. Laissé les babas… ben babas. Et on avait retrouvé notre porche, un samedi à 15h. Rosalie était à sa fenêtre. C’était bizarre. Inhabituel. Le samedi, d’habitude, à cette heure là, elle avait déjà fait ses courses, passé l’aspirateur, secoué ses draps, étendu son linge. Et elle partait courir. Avec son chien. Et son jogging rose et gris. Là, elle avait encore sa serviette de bain sur la tête. Elle allait et venait. D’une vitre à l’autre. L’air blasé. Impatient. Elle soupirait. « Pffffffff ». Avant de repartir. Et de revenir aussitôt. Elle avait l’air saoulé. Ce taquin de Bob lui avait demandé :

« T’attends ton mec ? Il est en retard ? ».

Elle avait refait « Pffffffff », puis avait ajouté :

« D’une, c’est pas mon mec : c’est juste un copain qui doit m’aider à descendre mon piano avec ses potes et son camion. Et de deux, j’vois pas en quoi ça t’ regarde ?».

Il avait répondu :

« Ok… ben ils vont arriver alors ».

Elle avait marmonné :

« Ouais… ben j’me d’mande ».

Ils ne sont jamais venus. Evidemment. C’est son frère qu’est passé avec un vieux fourgon. Et le piano, c’est nous qui l’avons descendu. Enfin eux. Les garçons. Pendant qu’elle les guidait. Et que moi, je regardais la télé. Ca faisait longtemps que je m’étais pas posée dans un bon canapé moelleux. C’était Hélène et les garçons. Ca me faisait rêver : les lits de princesse avec des dorures. La petite salle de bain qui jouxtait la chambre. Une amie comme Hélène, à l’écoute, toujours compréhensive… Non, je plaisante ; Je lui aurais mis des tartes !…

A 20h, le piano était enfin dans la vieille camionnette. Un peu bancal. Mais entier. Elle avait voulu nous payer. Pour le service. Mais nous, on avait refusé. Entre voisins, on trouvait que ça se faisait pas. Elle avait insisté. C’était très gênant. Son frère l’avait senti. Il avait enfilé sa veste très soudainement. Et au vol, en sortant, il avait attrapé les billets qu’elle agitait dans le vent :

« Bon les gars, si vous les prenez pas, moi, c’est pas de refus ».

Il les avait mis dans sa poche. Et il était parti. On lui avait emboité le pas. La lassant coite. La main droite toujours en apesanteur. Un torchon dans la gauche. Elle avait tenté de nous retenir avec un café. Mais le café nous, le soir, ça nous excitait. Et après, on pouvait pas dormir. Et puis 20h c’était plus proche de l’apéro. Dans le temps. Elle nous avait servi un whisky. Sec. Et avait commandé des pizzas. Sauf pour Ahmed. Parce qu’il mangeait pas de pizzas. Ahmed. Ni au jambon. Ni à la tomate. Ni au fromage. Ni au couscous. A rien. Elle lui avait préparé des pates. Dans son salon, Rosalie avait une collection impressionnante de cassettes vidéo. On avait mis Subway. Elle avait bien voulu qu’on fume. « Parce que c’était nous ». Avait-elle précisé… mais pas notre truc, là ! Elle croyait que le shit, c’était de la drogue. Alors qu’elle gobait à longueur de temps des cachets pour voir la vie en rose. Et pour dormir. C’était une addict des antis dépresseurs en tout genre et de toutes les couleurs. Elle essayait tout ce qui sortait en la matière, et qui faisait un carton dans le top 50 des ventes en France. Mais un film sans joint, c’est comme… je sais pas moi… comme un Kiss Cool sans le deuxième effet. Comme vouloir rencontrer Rocco Siffredi juste pour son bel accent italien. Ou son intelligence. Comme croiser les frère Bogdanoff sans leurs poser aucune question sur la physique quantique. Comme un rayon de soleil sans soleil. C’est comme Hélène sans les garçons. Face à nos arguments de choc, elle avait fini par céder. Et avait avalé son somnifère. On s’était tous endormi devant le film. C’est la pluie qui nous avait réveillés. Et le vent. La fenêtre battait. Dans la rue, ça faisait comme une mini tempête. Dans le coaltar, elle nous avait balancé des coussins et des couvertures. Elle s’était excusée de nous faire faux bond. Et s’était engouffrée dans sa chambre. Bob et Ahmed avaient dormi à la place du piano sur un matelas aléatoire. Moi sur le canapé qui ne se dépliait pas. Le lendemain, elle était debout à 7h. Elle avait fait beaucoup de café. Nous, un joint. Mais en l’espace d’une nuit, elle était redevenue la fille de l’EDF. Pas question de fumer chez elle. Mais le café sans fumer, nous…

C’est une semaine plus tard qu’elle s’était repointée. En pleine nuit. La veille de notre départ. Qu’elle ne soupçonnait pas. Elle était en panne de médocs pour dormir. Et avait l’air en vrac. Elle savait qu’on carburait pas aux cachetons, nous. Puisque selon ses dires, « on était des drogués ». Mais elle s’était renseignée, entre temps, chez un médecin qui ne la connaissait pas, et qui lui avait parlé des vertus du cannabis, non reconnues, en France. Même ses copines lui avaient confirmé qu’un petit joint le soir pour se détendre, c’était pas plus « de la drogue » qu’un petit verre de temps en temps. Elle voulait qu’on lui en roule un . Elle avait acheté les feuilles. Les clopes. Le briquet. Il lui manquait que la matière première. Elle nous avait même pris quelques bières. Des hamburgers. Des frites. Tout. Sauf pour Ahmed. Parce qu’il mangeait pas de hamburger non plus. Ahmed. Alors elle lui avait refait des pates. On avait visionné 37,2. Un de mes films préféré qu’elle n’avait jamais vu.

Pour commencer, on lui avait fait un joint light. Juste aromatisé. Puisqu’elle fumait jamais. Mais elle trouvait que ça lui faisait rien, notre truc, là… Qu’elle avait beau tirer, il se produisait rien. Alors on lui en avait fait un deuxième. Plus chargé. C’est à la troisième latte que ça avait fait boom. Dans sa tête. Et qu’elle avait complètement disjoncté. Mal déliré. Quand elle ne croyait pas qu’elle parlait en surround, ou que sa langue fondait ; Qu’elle voyait tout au ralenti, ou encore, entendait tout en scrogneugneu, elle nous prenait pour des trafiquants d’organes qui voulaient fouiller dans son encéphale. C’était surement le film qui l’avait chamboulée. Rendue complètement parano. Elle ignorait tout de mon passé psychiatrique. Des HP que j’avais squattés. Des neurones que j’y avais laissés. Moi aussi. Alors je lui avais menti :

« Non mais c’est qu’un film Rosalie, on lobotomise plus les gens comme ça, dans la vraie vie. »

Je voulais dire chirurgicalement parlant. Evidemment.

« Et pis faut d’jà avoir un cerveau… »

Avait insinué Bob, qui adorait en rajouter une couche.

« … C’est pour ça que nous, on va plutôt te prélever un rein… » avait surenchéri Ahmed.

«… Mon père est un grand chirurgien, il m’a prêté un de ses scalpel » Lol. Mdr.

Mais plus les garçons déliraient, plus elle badait. Plus ils en rajoutaient. Et plus elle tripait mal. De mon côté, si je riais, elle me croyait dans le complot. J’étais coincée. J’étais restée un bon moment à la calmer. La rassurer. C’est quand elle avait appelé son chien : « Minitel, Minitel… », que j’avais plus pu me retenir. Minitel !… Normal, tu me diras, pour une fille qui taffait à la poste. On était mort de rire. Elle aussi. Rosalie avait retrouvé ses esprits. Ou presque. Puisque un quart d’heure après, on l’avait retrouvée en train de préparer des pates. Dans sa cuisine. Alors qu’elle était partie pour donner des croquettes à son chien. A la base. Elle oubliait tout ce qu’elle disait au fur et à mesure qu’elle parlait. Et plus on lui disait qu’elle n’avait pas parlé. Rien dit. A aucun moment. Plus elle redoublait de rire. Et pourtant c’était vrai. Ca faisait plaisir de la voir comme ça. Détendue. Heureuse. Vivante. Sans calculer. Sans prévoir. Sans regarder l’heure. Sans froncer les sourcils. Après la phase j’rigole pour rien, elle nous avait posé des questions sur la rue. Comment on faisait pour avoir l’air propre ?  Pourquoi on allait pas dans un foyer d’accueil ? Pourquoi je me cachais sous des grands pulls, des capuches. On lui avait répondu que pour avoir l’air propre, on se douchait, comme tout le monde. Que les foyers, c’était pire que rien. Et que si j’avais arrêté de m’habiller en fille, c’était pour être tranquille. Oublier que la rue, c’était comme partout. Promotion canapé. Que si t’avais faim, tu pouvais aussi passer à la casserole. Te faire sauter pour une assiette de pommes de terre sautées par un Monsieur Patate qu’en a rien à foutre de se vider pendant que toi tu penses qu’au grand saut. Dans le vide. Ca va vite, dans la rue, si t’es une femme. Un bout de bras. Une parcelle de peau. Y’en a, ça leurs suffit pour croire qu’ils ont le droit de se servir. Elle m’avait écoutée. Attentivement. Mais semblait assez proche de la mort cérébrale. Pour en avoir le cœur net, j’avais conclu :

« Enfin voilà quoi, j’en avais marre d’être obligée de buter des mecs juste pour une assiette de pommes noisette… »

Elle n’avait pas bronché. Juste hoché la tête. De haut en bas. De bas en haut. Sans s’arrêter. Pendant plusieurs minutes. Pour débloquer le mécanisme, je lui avais retourné la question :

« Et toi, pourquoi tu t’habilles pas en fille ? »

Ca l’avait sortie de son coma direct. Mais je croyais qu’elle était au courant, moi. Que quelqu’un lui avait déjà dit. Ne serait-ce que ses copines. Si c’était des amies. Mais elles n’avaient pas que ça à faire, ses amies, justement : elles avaient une vie, elles. Une maison. Un mari. Des enfants. Des loisirs. Elle était tellement persuadée que la vie, c’était ça : un modèle unique, prédécoupé, qu’on avait plus qu’à enfiler, qu’elle profitait même pas de la sienne. Elle nous avait parlé de ses rêves d’enfance. De tout ce qu'’en faisait pas partie : ses complexes de femme occidentale qui ne correspondait pas aux critères des didact de la minceur ; sa routine de jeune cadre dynamique toujours au top ; son quotidien banal et ordinaire de femme banale et ordinaire ; ses habitudes de célibataire. Résignée au malheur. Sans espoir. Je trouvais que c’était facile, moi, d’avoir tout ça. Et de croire que ça allait tout changer. Mais j’étais passé par là moi aussi. Quand j’étais jeune. Et que j’attendais tout de l’amour. Du Prince Charmant. Avant de comprendre que personne n’avait le pouvoir de transformer ta vie. A part toi. Oui mais elle, elle voulait pas se tromper. Pas faire la même erreur que tout le monde. Se marier. Et puis divorcée. Elle ne voulait prendre aucun risque. Mais « qui ne risque rien n’a rien », comme disait le proverbe. Alors ok, bien joué : moi non plus j’avais rien. C’est vrai. Mais j’avais d’jà tout eu : le mari. La voiture. Le chien. Il me restait même un enfant. De cette belle aventure. Pour pas oublier que j’avais eu tout ça. Mais que l’essentiel, c’était pas d’avoir ce qu’on voulait. Mais de vouloir ce qu’on avait. Personnellement j’avais les deux : mon fils. Et même si mon rôle de mère s’était rapidement réduit à celui d’une mère porteuse, dans sa vie, j’espérais au moins qu’il aime un jour ce que je lui avais donné : la vie. J’avais quelques photos sur moi. Des souvenirs papier de cette vie antérieure que j’avais prolongée en le mettant au monde. De ce passé que je pouvais pas enterrer. Entièrement. Grâce à lui. Elle m’avait dit qu’il était beau. Et qu’il me ressemblait. J’avais revu plein d’images dans ma tête. Toute ma vie défiler. A l’envers. Cette nuit là.

Il était pas loin de trois Heures quand je m’étais surprise à la relookée. Alors que je pensais que je dormais. Sans doute le signe d’une frustration inconsciente refoulée depuis la toute petite enfance où j’avais été privée de poupée Barbie par des parents qui n’avaient que peu de considération pour la figurine en question. Et puis Barbie… pourquoi pas Himmler pendant qu’on y était ! Comme disait ma mère. J’étais donc là, debout. Comme hypnotisée. En train d’effectuer les dernières retouches maquillage. Assouvissant mon rêve de toujours sur une poupée grandeur nature en chaire et en os. Elle était maquillée. Habillée. Coiffée. Le noir autour de ses yeux verts accentuait son regard. Le rouge sur ses lèvres avait pulpée sa bouche. Ses longs cheveux roux remontés avaient dégagé son visage et son cou joliment féminins. Dans son armoire, j’avais trouvé des trucs « en attendant ». Mais en attendant quoi ? C’est pas à cinquante ans qu’elle allait les porter. Dans cette petite robe noire et légère à fines bretelles, serrée en haut, fluide et évasée en bas, et ses chaussures noires à talon, on aurait dit une princesse. Falbala dans Astérix. Pas le film hein… il était pas sorti encore : la BD. Ca changeait des pantalons stricts et masculins. Gris. Noirs. Ou bleus marine. Des vestes assorties qui lui tombaient mal. Et des chemises d’hôtesses d’accueil. C’était une autre fille. Méconnaissable. Une femme. Tout simplement. Les garçons étaient sur le cul. Sous le charme de la métamorphose.

« Dix ans de moins, j’te donne, comme ça. Trente ans maxi. »

Avait tenté Bob. Mais elle avait déjà trente ans. Avant. Pour rattraper sa bourde, il s’était enfoncé :

« Mais non j’déconne : vingt ans Rosalie… Vingt ans de moins j’te donne » Sensible au charme de Bob, mais toujours pas réceptive à son humour ravageur, Rosalie avait préféré ignorer ses remarques. Elle s’était isolée à la fenêtre. Avec un nouveau joint. Songeuse, elle avait regardé dehors. Sans dire un mot. Sans faire tourner le joint. Avant de nous faire sursauter en rompant le silence : 

« Hey venez voir, y’a deux chiens dehors qui se promènent côte à côte. Mais tous seuls. Venez voir. C’est surréaliste ! »

Mais on n’avait pas bougé d’une antenne. Vexée, et pensant qu’on ne l’avait pas crue, elle n’avait cessé de nous parler de la véracité de cette scène qui l’avait rendue perplexe. Mais on les connaissait, nous, ces deux chiens. On les voyait tout le temps. C’était deux dalmatiens. Inséparables. Ou mariés. J’en sais rien. Toujours très smart. Très distingués. Limite snobinard. Et c’est vrai que la première fois, on s’était pincé, nous aussi. Pour voir si on ne rêvait pas. Ou si on n’était pas parti un peu loin dans les vapeurs des paradis artificiels. Elle était restée un long moment. Pensive. Derrière ses carreaux. A tirer encore et encore sur le joint. Quand elle s’était retournée,  à nouveau brutalement, et qu’elle nous avait vus, elle s’était écriée, l’air soulagé :

« Ah ça va vous êtes là, je me demandais pourquoi vous n’étiez pas là ».

Ca voulait presque plus rien dire. Il était quatre heures du matin. On était tous crevés. C’est ce moment là pourtant qu’elle a choisi pour entamer une grande discussion philo-éso-métaphysique. Ca l’intriguait qu’Ahmed ne mange pas de porc. Mais qu’il fume. Qu’il se drogue. Et qu’il boive de l’alcool. Elle se demandait s’il irait en enfer. Mais l’enfer, est ce qu’on y était pas déjà. Finalement ? Elle avait fait les questions et les réponses. S’était interrogée sur l’infiniment grand. L’infiniment petit. J’avais l’impression de relire « les pensées » de Pascal. Mais écrites par oui-oui. Elle voulait tout savoir. Qui de la poule ou de l’œuf ? Comment ? Quand ? Pourquoi ? Est-ce qu’une orange, ça s’appellerait quand même une orange, si c’était pas orange ? Au bout de trois quart d’heure, je crois que ça lui a fait peur, finalement. De réfléchir trop loin. Et enfin, elle avait eu faim. C’était la fin de la défonce. Y’avait plus qu’à lui faire des pâtes. Et elle allait s’écrouler de tout son long. Mais elle avait faim de sucré. Il était cinq heures du matin. Bob est allé chercher des croissants chez le boulanger du coin. Celui qui nous donnait ses invendus. Le soir. Ou des touts chauds. Des fois. Des qui sortaient du four. Au petit matin. Quand ils nous voyaient galérer. Insomniaques. Ou déjà debout. A l’aurore. Il n’ouvrait sa boutique qu’à 7h. Elle nous avait donc pris pour des magiciens. Après en avoir ingurgité trois d’affilé, elle avait rejoint sa chambre :

« Bon ben c’est pas le tout, mais j’bosse, moi, demain ».

Elle était complètement défaite. On avait somnolé nous aussi. Quand son réveil avait sonné, une petite heure plus tard, elle l’avait pas entendu. On l’avait laissée dormir. Mais nous, il avait fallu qu’on bouge. Qu’on quitte le porche avant l’arrivée du propriétaire qui venait pour quelques jours. Je lui avais fait un petit mot. On l’avait pas revue pendant un mois. Parce qu’entre temps, c’est toujours pareil : on avait rencontré des gens.

Quand on était revenu, on l’avait vue de loin à sa fenêtre. Nous faisant des grands signes, des grands « Wououhouou ». A croire qu’elle avait passé 30 jours à guetter notre retour. Elle avait l’air ravi de nous revoir. Toute excitée. Y’avait plein de soleil dans ses yeux. Dans ses cheveux. Dans ses sourires. On avait presque envie de se la faire. Enfin surtout Bob et Ahmed parce que moi, je m’en foutais à vrai dire que ce soit une vraie rousse. Ou pas. Mais elle s’était trouvé un mec. Un gars un peu comme elle. Même catégorie. Mêmes gouts. Mêmes projets. Mêmes idées. Même humour. On pensait qu’il taffait à la poste avec elle. Vu qu’il faisait pas mal de vélo. Mais il taffait à EDF. Amoureuse, elle était rayonnante. Elle avait même arrêté les anti-dépresseurs. Mais lui, il nous aimait pas trop. Son mec. et on le lui rendait bien. Les soirs où il ne passait pas, elle nous rejoignait pour fumer un petit joint. On l’aidait à monter ses courses. Elle nous faisait des cassettes audio. Nous prêtait des bouquins. On entretenait des relations de voisinage attentionnées. A 18h, je montais chez elle boire un café. Et on papotait entre filles. Devant Hélène et les garçons. Elle envisageait même d’acheter un nouveau canapé. Pour que je sois mieux. Quand je dormais chez elle. Début aout, elle nous avait emmenés trois jours en Bourgogne. Chez son grand père. Un petit papy tout mimi qui nous appelait ses p’tits gars - même moi - et que tout le monde croyait sénile. Et sourd. Dans la famille. Alors qu’il faisait semblant. Depuis que sa femme était morte, il avait juste plus envie de parler. A personne. Mais il savait très bien qu’on allait vider sa maison. Qu’on allait le mettre dans une autre. Avec d’autres vieux comme lui. Et qu’il allait jamais la revoir. Le vieil homme était sous la tutelle de sa fille. Thérèse. La mère de Rosalie. Une femme autoritaire. Psychorigide. Qui l’infantilisait. Et qui voyait le mal partout. Elle ne lui autorisait aucun plaisir. Une pipe par jour. Une promenade. Et lui imposait des horaires stricts. C’était une rabat joie hors paire. Quand elle n’était pas là, une auxiliaire de vie prenait le relais. Et suivait ses instructions à la lettre. Mais papy avait plus d’un tour dans son sac. Et chaque soir, une fois toute la famille couchée, le vieil homme récupérait sa pipe perchée tout en haut du placard. A l’aide de sa canne. Quand on l’avait grillé, la première nuit, il nous avait fait un clin d’œil complice. Le lendemain, alors que tout le monde s’affairait à remplir les cartons, papy s’ennuyait. Dans son fauteuil. Il voulait aller à la pêche. On voyait pas où était le mal. Et on l’avait accompagné. Au bord de son plan d’eau. De derrière un rocher, il avait sorti une boite en plastique. Genre Tupperware. On pensait que dedans, y’avait des vers, des mouches et des hameçons. Mais y’avait une pipe. Une tabatière. Et un briquet. Papy nous épatait. On était éclaté de rire. Même scénario au cimetière. Sur la tombe de sa femme. Quand on avait glissé subrepticement une boulette de shit dans le fond de sa pipe, il nous avait dit :

« Qu’est ce qu’y'a là-d’dans les p’tit gars, faudlllait voilll à ce que je casse pas ma pipe, tout de même ».

Papy avait un accent Bourguignon du tonnerre, mais il était loin d’être sénile. Il avait de l’esprit. Du vécu. On ne le quittait plus. On jouait aux cartes. Aux dames. A la pétanque. Il revivait. Et nous aussi. Mais cette complicité n’était pas au gout de tout le monde. Un soir, en plein repas, Thérèse nous avait conseillé d’arrêter de faire du zèle. Que son père n’avait rien à léguer. Pas d’argent. A moins de vouloir hériter de ses dettes de jeu. Elle parlait de lui comme s’il était déjà mort. C’était glauque. Mais pour nous, ça ne changeait rien. Riche ou pas riche, papy était notre pote.

« Tu nous enterreras tous, papy » avait lancé Ahmed au vieil homme décontenancé. Avant de dévisager méchamment la mégère. Et si on n’était pas parti, c’était surtout pour lui. Ce papy dont on rêvait tous.

C’est au retour de cette expédition champêtre que Rosalie avait retrouvé son fiancé. Qui au bout de dix jours, l’avait plaquée sans explication. Elle avait couvé une grosse dépression. Repris du prozac. Des somnifères. Un soir, elle en avait pris trop. Après trois jours de soins intensifs., elle nous avait quittés. Pas pour mourir hein…  Pour retourner chez ses parents.  Se reposer. Ils la trouvaient pas assez forte. Ils se trompaient. Forte, elle allait même l’être pour deux.

On a juste su quand il est né. Son bébé. Que c’était une fille. Et qu’elle l’avait appelée Caroline.

On a juste su que les gens, il suffisait de les regarder. Pour mettre de la vie dans leur vie. Même pas longtemps. Et même si eux, ils nous voyaient pas. A la base.


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