Au cas où un indice aurait été dissimulé au sein d'une autre œuvre de l'artiste, Marie décida d'examiner l'ensemble des pièces. Par bonheur les sujets étaient très différents et elle se souvenait précisément de la Mélancolie
, car il n'y avait aucune indication sur les feuilles permettant d'identifier les gravures. Après Le Chevalier, la Mort et le Diable
, qu'elle connaissait bien, puis Saint Jérôme dans sa cellule
, une première planche de la Mélancolie se présenta à elle. Profondément émue, elle observa la figure centrale du saint, plongé dans d'impénétrables méditations, avant d'examiner le carré magique, puis sur les différents objets cités dans l'énigme : l'échelle, la balance et les rayons mélancoliques du soleil. Comment interpréter la fin de l'énigme, "sous le crayon se cache l'écrit" ?
Cela voulait-il dire qu'au dos de la feuille, un message était inscrit ? Personne n'aurait osé profaner ainsi une œuvre d'art. Elle se pencha tout de même par-dessus l'étendoir pour regarder au dos, mais aucune inscription n'y figurait. Il était hors de question de gratter la gravure, ou de tenter par un quelconque moyen de faire apparaître une seconde couche sous la première. Désorientée, elle rangea la feuille.
Sur la suivante se dressait hardiment un gigantesque rhinocéros, arborant une cuirasse digne d'une recrue de la garde nationale, avec le titre Rhinocerus gravé au-dessus de ses deux minuscules oreilles. Elle comprit rapidement que certaines illustrations faisaient l'objet de plusieurs exemplaires, laissés en dépôt au musée. Lorsqu'elle inspecta le troisième lot de gravures, il était midi. Plus les gravures défilaient sous ses yeux accablés, plus elle se trouvait sotte d'avoir naïvement suivi son instinct. En installant la dernière feuille sur l'étendoir, elle fut presque soulagée que ses recherches prissent fin. Cette amulette la rendait complètement folle, elle en avait conscience. Il s'agissait d'une énième Mélancolie ; elle se dit que c'était bien sa chance, terminer par celle qui l'avait fait courir au-delà des mers. En regardant au dos, elle ne s'étonna pas de ne rien y déceler d'anormal. Disciplinée, elle plaça la dernière gravure en haut de la pile, dos face au plafond, comme on le lui avait demandé. Elle était sur le point de refermer le carton quand elle s'immobilisa : "Sous le crayon se cache l'écrit".Dans cette pochette, la dernière gravure était une Mélancolie. Il y avait donc "sous le crayon" le carton de la pochette élimée, et celui-ci paraissait bien dater de plus d'un siècle. Elle ouvrit à nouveau la chemise, suivit les bords du doigt, puis tâta la doublure. Elle remarqua aussitôt que cette dernière présentait un léger relief sur toute la surface, comme si quelque chose de plat avait été introduit entre la toile de la doublure et le carton de la jaquette. En en suivant les contours, elle discerna une fine déchirure sur une vingtaine de centimètres, en haut à droite du renflement. Elle tira successivement des deux côtés pour faire jouer la toile. La déchirure refit surface plus aisément qu'elle ne s'y attendait, sans que personne dans la salle ne s'en rendît compte. En inclinant la pochette, elle découvrit plusieurs blocs de feuilles manuscrites, répartis sur toute la surface du carton. Étouffant dans une toux sèche un gémissement de joie, elle s'efforça de garder un air détaché, alors même que chacun de ses gestes la trahissait. Quelle aurait été la réaction de Philippe s'il avait été à ses côtés ? Marie sourit intérieurement en imaginant le jeune homme, qui aurait eu en cette circonstance bien du mal à contenir son enthousiasme.
Lorsqu'un vieil homme chargea le bibliothécaire de lui rapporter une estampe, elle se hâta de faire glisser son butin sur la table. Il y avait en tout neuf liasses d'une quarantaine de feuilles jaunies, couvertes recto verso d'une belle écriture fuselée. Elle les rassembla sous la pochette, afin de les cacher provisoirement. N'ayant emmené ni cahier ni classeur où elle aurait pu les dissimuler, elle se reprocha sa négligence. Heureusement, une seconde diversion fit son bonheur, la traversée en sens inverse du bibliothécaire, muni d'une boîte d'archives. Elle tassa rapidement les pages, souleva son pull et son maillot, puis cala le manuscrit sur son ventre. Elle se rhabillait quand un étudiant leva les yeux sur elle, un sourcil froncé.
Marie parviendra-t-elle à sortir du musée en possession des papiers découverts ?