Ma Mère : Frédéric, j’ai envie de faire un sapin cette année…
Moi : Ben oui, c’est une bonne idée.
Ma Mère : Ok, tu vas le chercher cette après-midi alors !?
Moi : …
Il fait un froid peu banal. Je n’ai pas l’habitude de me plaindre des températures basses mais cette année c’est différent. Je ne supporte plus vraiment ce vent qui pique. J’ai les yeux humides et la peau irritée, les mains et les pieds engourdis. Je manque de sommeil, je tombe de fatigue. C’est certain, tout ça est psychologique.
Dans la famille, l’hiver ne nous a jamais réussi, et encore moins les fêtes de fin d’année. Pour ma mère, qui a de temps en temps des accès de niaiserie et d’innocence un peu infantile, c’était l’occasion de manifester un optimisme démesuré. S’il y avait un jour où elle croyait en l’Homme et en sa bonté, c’était bien le vingt-quatre ou le trente et un décembre. On ne pouvait pas le lui repprocher, c’était tellement touchant. Elle se faisait du mal pour rien et je pense qu’elle en était consciente. Elle est comme ça Maman. À cette époque, je ne passais pas mon temps à écrire devant un écran d’ordinateur. Je ne couchais rien sur papier mais je pensais beaucoup. J’imaginais des histoires de réverbères, une ville que j’appellais la “cité des oiseaux“, une légende que j’aurais bien vu modernisée et que j’aurais nommée “Par-Ys”. C’est incroyable ce qui se passait dans mon cerveau à cette époque qui, paradoxalement, était l’une des plus sombres de ma vie.
Je passais mes journées de vacance à lire mes cours dans ce salon en cuir vert que mes parents avaient payés une fortune et que je détestais. J’étais fier de ce sapin que j’avais traîné sur trois cent mètres depuis la boutique du fleuriste. Il m’avait meurtri les mains et démoli le dos mais Maman était contente. Nous l’avions décoré ensemble. Nous avions un peu ri et beaucoup pleuré. Nous savions elle et moi que tout cela n’allait plus durer. La famille s’éparpillait et nous ne pouvions plus rien y faire. Nous tentions de nous raccrocher à ces repères un peu “commerciaux”, Noël et la nouvelle année, ces époques où nous voudrions croire, espérer et changer. “Faisons un sapin” !!! Elle criait cette phrase comme un couple à la dérive se chuchoterait “faisons l’amour“.
Plus de dix ans après je suis toute la journée dans un bureau entre quatre murs de beton. Dans mon trente-cinq mètres carrés qui me sert de chez-moi, l’odeur du sapin ne m’agresse plus les yeux. Ce soir il n’y aura personne lorsque je rentrerai. Eux sont à Hastière, lui est à Stockholm, lui est depuis peu de temps à Gembloux. On se téléphone de temps en temps, où on s’écrit sur MSN. Je ne me rends même plus compte de cette situation. Tout ça me paraît finalement normal. Je deviens froid, je ne ressens plus grand chose. On dit que celui qui n’utlise plus ses sens les perd progressivement. C’est sans doute vrai. Cette douleur indolore est ce qui me caractérise aujourd’hui. Elle ne me dérange pas souvent, elle m’amuse parfois. Je rigole de moi quand je repasse mes chemises à deux heures trente du matin, en écoutant de la musique et en chantant uniquement les dernières syllabes de chaque couplet. Hier soir j’ai cassé un verre, ça ne m’a pas fait grand chose, il n’avait aucune valeur. C’est sans doute pathétique mais c’est désormais cette vie que je mène et jusqu’ici je m’en contente. Parfois je crie, parfois je ris, parfois je danse. La plupart du temps, l’électrocardiogramme est plat, c’est comme ça.
Au fait, je ne me suis jamais présenté. Je suis Frédéric et je suis le seul humain dans cette histoire. Les autres, ce petit peuple, sont numériques…