C'était le curé Meslier

Publié le 30 juillet 2010 par Voilacestdit

Le hasard d'une émission radio - des extraits de cours de Michel Onfray à l'Université populaire de Caen - m'a fait retrouver  un personnage hors du commun, le curé Jean Meslier, que j'avais découvert pour ma part en 1970 - dans l'après mai 68 - à l'occasion d'une nouvelle édition du texte volumineux que ce curé de la campagne ardennaise avait écrit en cachette durant son ministère entre 1719 et 1729, intitulé  : "Mémoire des pensées et sentimens de Jean Meslier" [Le titre Mémoire employé au singulier : il ne s'agit pas d'une oeuvre autobiographique mais d'un virulent plaidoyer. Meslier entend se faire le défenseur des dupés et des opprimés devant le tribunal de la Raison].
Un véritable brûlot - qui sera repris, tronqué, et diffusé sous le manteau par Voltaire pour servir à la défense de ses propres idées - mais que l'édition de 1970 va heureusement rétablir dans la version complète originale. Ce texte n'est pas très connu pour autant - mais voilà que Michel Onfray s'en empare pour en faire un de ses sujets de cours !
Il n'est pas difficile de comprendre l'engouement de notre nouveau philosophe qui se veut tout à la fois athée, révolutionnaire,  hédoniste. Il n'est que d'écouter ces cris d'Onfray :
"Habituellement, dit-il, je n'aime pas beaucoup les curés [...] Avec Jean Meslier, la chose se complique, car ce curé athée, révolutionnaire, communaliste [sic], anarchiste avant l'heure, proudhonien presque si l'on me passe l'anachronisme, anticlérical, internationaliste, matérialiste, hédoniste, partageux comme on disait dans le peuple de gauche du grand siècle socialiste, le XIXe, a fourni un matériel conceptuel impressionnant à tous ceux qui tiennent pour sublime la devise 'Ni Dieu, ni Maître' ".
Et Onfray d'appuyer le trait : "Seul dans son presbytère d'Étrépigny dans les Ardennes, Jean Meslier, curé athée, a inventé une radicalité athéologique, proposé une éthique hédoniste, formulé une ontologie immanente, construit une politique libertaire, donné à cette politique une formule communaliste [re-sic] et internationaliste, pensé un féminisme de combat, pressenti le combat antispéciste [?], échafaudé le matérialisme moderne, démasqué la fourberie cartésienne, esquissé la formule révolutionnaire de 1789, appelé de ses voeux la nécessité d'intellectuels critiques... Excusez du peu." En effet.
C'est vrai qu'on peut trouver dans les écrits secrets du curé Meslier les prémices de bien des théories ou mouvements qui viendront au jour à la fin du XVIIIe ou au XIXe. Mais ce qui pour ma part me fascine  c'est l'aventure  personnelle, l'aventure prodiguée de l'homme Meslier.
Qui est Jean Meslier ? D'origine modeste, il est né le 14 juin 1664 dans le village de Mazerny, près de Mézières. Toute sa vie va se passer dans les Ardennes. Entré au séminaire de Reims, on le décrit assez solitaire, fréquentant peu ses collègues séminaristes. A la sortie du séminaire en janvier 1689,  il est nommé curé d'Étrépigny. Il y demeurera jusqu'à sa mort, le 28 juin 1729.
Il est bien noté par ses supérieurs. On le dit cultivé - il a des livres - et Monseigneur l'apprécie assez pour tolérer qu'il ait engagé à son service une jeune personne qui n'a pas l'âge "canonique" [quarante ans], normalement requis pour les servantes des ecclésiastiques.
Le curé accomplit les actes de son ministère sans éclat particulier. On le dit généreux, attentif à ses paroissiens. L'hiver 1709, particulièrement rude, les plongent dans la misère. Jean Meslier est inquiet, la famine menace. Mais il les voit toujours aussi soumis, acceptant la fatalité. Une sourde colère commence à monter en lui. Il voudrait voir les puissants leur apporter de l'aide. Mais dans ces dernières années du long règne du Roi-Soleil c'est tout le contraire qui se passe. Les gens du peuple sont toujours plus accablés d'impôts.
En 1716, un incident va opposer le curé au seigneur du lieu, Antoine de Touilly. Meslier se refuse à le recommander, lui et sa famille, dans les prières dominicales. Tancé par sa hiérarchie après que le seigneur eut porté plainte, il s'exécute le dimanche suivant : "[...] Recommandons donc le seigneur de ce lieu. Nous prierons Dieu pour Antoine de Touilly, qu'il le convertisse, et lui fasse grâce de ne point maltraiter le pauvre et dépouiller l'orphelin". Les choses, évidemment, ne pouvaient en rester là. Le curé est convoqué à l'archevêché. La sanction tombe : il devra se retirer un mois au séminaire de Reims, pour se remettre les idées en place.
Cette retraite imposée n'aura pas l'effet escompté - elle aura même tout l'effet contraire. Elle va marquer un tournant dans la vie de Jean Meslier. On peut penser que c'est de ce moment qu'il mûri son projet, secrètement porté : coucher par écrit sa colère - colère contre les puissants qui vivent la belle vie, indifférents à la misère des pauvres ; colère contre les institutions, qui organisent la sujétion du peuple ; colère contre le peuple lui-même qui consent à   cette sujétion... L'incident lui apprend une chose : ne pas faire de vague en surface, ne pas s'opposer de front, faire profil bas. Le jour, il fera son métier de curé, sans excès de zèle. La nuit, dans le secret de son cabinet, il couchera par écrit ce qu'il a sur le coeur.
Voilà une grande aventure commencée, qui durera de 1716 jusqu'à sa mort, en 1729 : plus de vingt années d'un étrange sacerdoce qui le conduira à l'extrême limite du possible.
Meslier va se faire la main en annotant de façon très personnelle le Traité de l'existence de Dieu, de Fénelon, qui vient d'être réédité. Première phrase du Traité : "Je ne puis ouvrir les yeux sans admirer l'art qui éclate dans toute la nature : le moindre coup d'oeil suffit pour apercevoir la main qui fait tout". Note de Jean Meslier : "La main qu'il a cru voir n'est qu'une main imaginaire". Le reste à l'avenant.
Armé de son bon sens, inspiré parfois par Montaigne [Il dispose des Essais dans sa bibliothèque], Meslier va faire oeuvre de philosophe en explorant différents chemins.
Il va, par exemple, s'opposer à Descartes et à sa théorie de l'animal machine, à travers Malebranche qui écrit : "Dans les animaux il n'y a ni intelligence ni âme, comme on l'entend ordinairement, ils mangent sans plaisir, ils crient sans douleur, ils croissent sans le savoir ; ils ne désirent rien, ils ne craignent rien, ils ne connaissent rien...". Meslier réagit avec force : "Quoi ! Mrs. les Cartésiens, parce que les bêtes ne sauraient parler comme vous, et qu'elles ne sauraient s'exprimer en votre langage pour vous dire leurs pensées et pour vous faire connaître leur douleur, leur déplaisir et leurs maux, non plus que leurs plaisirs et leurs joies, vous les regardez comme de pures machines inanimées, privées de connaissances et de sentiments ? [...] Ne voyez-vous pas assez clairement que les bêtes ont un langage naturel... Ne voyez-vous pas assez clairement qu'elles sont bien aise quand on les caresse ?... Ne voyez-vous pas aussi qu'elles crient quand on les menace et qu'on les frappe trop rudement ?"
Je ne peux résumer ici les 800 pages de son manuscrit qui aborde successivement, mais pas vraiment dans un ordre  complètement rationnel - il y aussi des reprises, des répétitions  - une série de preuves de l'inexistence de Dieu, de la fausseté des religions, du principe d'erreurs, d'illusions et d'impostures de la foi etc., une critique radicale  du dualisme cartésien, le développement d'une conception matérialiste de l'univers etc.,  le tout aboutissant à une  virulente critique de la société, laquelle critique était à l'origine de sa colère...
La cause de tous les malheurs, Meslier la voit dans la violence des puissants qui s'appuient grandement sur les saintes et inviolables lois que l'on veut, sous prétexte de piété et de religion, vous faire si étroitement observer, comme des lois qui viennent de Dieu lui-même. Meslier dénonce avec force la collusion des institutions Eglise et Etat au préjudice du peuple : "On pourrait dire qu'elles s'entendent pour lors, comme deux coupeurs de bourses ; car pour lors elles se défendent et se soutiennent mutuellement l'une l'autre".
La critique acerbe de Meslier vise au sommet Louis XIV lui-même, "surnommé le Grand, non véritablement pour les grandes et louables actions qu'il a fait, puisqu'il n'en a point fait qui soient dignes de ce nom, mais bien véritablement pour les grandes injustices, pour les voleries, pour les grandes usurpations, pour les grandes désolations et pour les grands ravages et carnages d'hommes, qu'il a fait faire de tous côtés, tant sur mer que sur terre".
Le Grand Règne, c'est aux yeux de Meslier le règne de l'argent - cet argent dont le Roi,  les princes,  les grands   ont  toujours plus besoin pour entretenir leurs  armées et soutenir leur train de vie  - qu'ils vont  chercher dans la poche des pauvres, toujours plus pressurisés. "Ils s'en font payer pour les amortissements, pour les aisances, et pour le cours des eaux, peu s'en faut qu'ils n'en fassent payer pour le cours des vents et des nuées". "Et pour toute raison de leur conduite, de leurs lois et de leurs ordonnances, ils n'en allèguent point d'autre, que celle de leur volonté et de leur plaisir, parce que, disent-ils, tel est notre plaisir".
Une société juste est-elle possible ? Meslier imagine une société idéale où  les privilèges seraient abolis, ce qui ne signifie pas toute absence de subordination entre les citoyens. Il écrit : "Une société, ou communauté d'hommes, ne peut être bien réglée, ni même en étant bien réglée, se maintenir en bon ordre, sans qu'il y ait quelque dépendance et quelque subordination entr'eux". Dépendance qui devra être proportionnée pour assurer le but de justice sociale.
Mais pour instaurer cette nouvelle société, encore faudra-t-il avoir fait tomber l'ancienne. Jean Meslier appelle à l'action. D'abord une prise de conscience : "Vous étonnez-vous, pauvre peuple ! que vous ayez tant de mal et tant de peines dans la vie ? C'est que vous portez seul tout le poids du jour et de la chaleur... que vous êtes chargés, vous et vos semblables, de tout le fardeau de l'État... ils ne seraient rien que des hommes faibles et petits comme vous, si vous ne souteniez leur Grandeur, ils n'auraient pas plus de richesses que vous, si vous ne leur donniez pas les vôtres, et enfin ils n'auraient pas plus de puissance ni d'autorité que vous, si vous ne vouliez pas vous soumettre à leurs lois". "Vos tyrans, si puissants et si formidables qu'ils puissent être, n'auraient aucune puissance sur vous sans vous-mêmes.. Ils se servent de vos propres forces contre vous-mêmes".
Et après la prise de conscience, l'appel à l'union : "Votre salut est entre vos mains, votre délivrance ne dépendrait que de vous, si vous saviez vous entendre tous". Et d'ajouter cette harangue : "Unissez-vous donc, peuples !" qui a un écho très moderne.
Dans toutes ces pages Meslier se livre intimement. Il mêle analyses et ressentis personnels. Il emploie souvent  la première personne, à l'exemple de Montaigne. Sa plume est trempée dans une encre noire. Les caractères sont rageusement tracés. La colère sourde des débuts explose à pleines pages. Ecrire le libère. Il lâche de la pression. Mais comment peut-il, le jour venu, donner l'apparence d'exercer son ministère, comme si de rien n'était ?  Comment peut-il, la nuit démonter le système qui engendre toutes les injustices dont souffre le peuple, et le jour faire des prêches appelant ses paroissiens à la résignation ? La nuit : "Je voudrais pouvoir faire entendre ma voix d'un bout du Royaume à l'autre, ou plutôt d'une extrémité de la terre à l'autre ; je crierais de toutes mes forces : Vous êtes fols, ô hommes ! Vous êtes fols de vous laisser conduire de la sorte, et de croire tant de sottises"... que je vous enseigne le jour !
L'entreprise est pathétique. Comment cet homme, isolé, seul avec sa colère, ses doutes, n'ayant personne avec qui échanger, a-t-il pu résister si longtemps, survivre à cette fêlure intime qui le partage en deux, sans devenir fou ?
Il a gardé assez de sagesse en tout cas pour préparer avec soin sa succession. Se doutant bien que son écrit ne serait pas du goût de tout le monde, il a pris ses précautions. Une fois écrit son épais manuscrit, il s'est astreint à en réaliser trois copies, qu'il a déposées au greffe de justice. L'avenir du texte était ainsi assuré contre toute tentative de destruction.
Les dernières lignes du Mémoire méritent d'être relevées. Meslier arrive au bout de l'aventure, à la fois serein, épuisé, détaché, lucide : "Que les hommes s'accommodent et qu'ils se gouvernent comme ils veulent, qu'ils soient sages ou qu'ils soient fous, qu'ils soient bons ou qu'ils soient méchants, qu'ils disent ou qu'ils fassent de moi tout ce qu'ils voudront après ma mort, je m'en soucie fort peu. Je ne prends déjà presque plus de part à ce qui se fait dans le monde. Les morts avec lesquels je suis sur le point d'aller ne s'embarrassent plus de rien et ne se soucient plus de rien. Je finirai donc ceci par le rien, aussi ne suis-je guère plus que rien et bientôt je ne serai rien, etc."
C'était le Curé Meslier.
Son livre, s'il brûle, ne peut brûler qu'à la manière de la glace.