Gentil Coquelicot.
Publié le 18 décembre 2007 par Mélina Loupia
Il faut bien l'avouer, en matière organique et jardinière, je n'ai pas ce qu'on peut appeler la main verte.
En effet, toute plante en parfait état de santé qui franchit les limites cadastrales de ma propriété terrienne crève illico presto, sans même que j'y jette mon dévolu.
Ainsi va la vie, et récemment, la dernière petite espèce de fougère dont je ne me rappelle plus le nom est décédée des suites de je ne sais quelle maladie, peut-être un mauvais traitement
nutritionnel de ma part.
"Elle est pas morte ta plante là?
-Je sais pas, elle bouge plus depuis 1 mois.
-Tu lui files pas à boire?
-Bé elle a qu'à demander comme tout le monde."
Seules des espèces robustes et ravies d'être hébergées subsistent dans la maison.
Dans le jardin, ma réputation n'est plus à faire, le facteur s'en est chargé.
Deux années durant, régulièrement, il me livrait des cartons entiers de godets de toutes les espèces les plus résistantes et adaptées à ma terre et mon climat.
"Tain, ça va devenir l'Amazonie ici, me tarde de voir ça.
-Dans 2 mois, tu aurais du mal à trouver l'entrée du terrain, faudra venir avec une machette."
4 ans plus tard, il vient à pied me porter le courrier.
"Ah la Steppe, elle est belle ta Steppe.
- C'est pas ma faute si c'est une ancienne vigne qui a trop donné, faut laisser le temps à la terre de se régénérer.
-Tu parles, faut carrément en amener oué."
Cet hiver, je laisse donc la terre terminer sa sieste et remets au printemps mes plantations hasardeuses, provenant de dons encourageants de ceux qui savent.
"Tiens, plante ça comme ça, entre mars et octobre, tu peux pas le rater, ça prend et ça pousse comme du chiendent, tu vas voir."
"Ah regarde la belle bouture que je t'ai faite, j'en ai plein le jardin, même pas besoin d'arroser tu vas voir ton talus il va être magnifique dans 15jours."
"Tiens, plante ces graines, ça te fera un massif coloré pour le printemps."
"Sinon, demande à ta grand-mère, elle s'y entend, elle."
Et c'est vrai.
Je n'ai jamais vu ma grand-mère avoir les mains autrement que dans la terre, les ongles noircis, les paumes verdies et le dos courbé, penchée dans son potager ou son jardin d'agrément.
Tout ce qu'elle plante ou arrose la remercie en poussant d'un mètre par jour ou en donnant à manger à toute la famille.
Il suffit qu'elle y pense pour que ça pousse.
Le gel, le vent, la neige ou la canicule ne lui font pas ombrage, elle en tire le meilleur parti.
Enfant, je me rappelle les matinées passées à l'accompagner aux jardins.
Un pour les légumes, un pour les patates et le verger, tout en haut.
Au premier, elle m'avait réservée un petit carré où elle m'enseignait les rudiments du jardiner au moyen de radis de 8 jours, de mâche facile ou encore de fraisiers. Elle m'initiait aussi à l'art
du désherbage manuel, la technique de l'arrosage des rangées, du buttage des patates ou de la façon du couper les gourmands des plants de tomates.
J'étais naturellement préposée aux cueillettes et trier les haricots verts le soir sur le banc devant la maison faisait partie de mes jeux puérils favoris. Là, à l'ombre du soir, alors que la
terre était encore chaude et que le parfum de la nuit s'annonçait déjà, silencieuses, nous partagions ce que personne n'entendait ou ne voyait. Les mains pleines de terre, dans le seau débordant
de légumes, 2 ou 3 conseils dans le silence, les projets du lendemain et la permission d'aller se baigner après avoir fait la vaisselle de midi.
Quand le potager était en repos, elle m'apprenait alors comment greffer un dahlia ou rempoter un caoutchouc, tailler un ficus malade, observer la floraison d'une pivoine ou comprendre pourquoi
les hortensias sont parfois bleus, verts ou roses.
Dans le village, chaque citoyen d'âge respectable possède son propre espace autarcique.
Ainsi, les plants, boutures et autres semis passent de mains calleuses en fumier retourné à la fourche.
C'est ainsi qu'un beau matin, elle me réveille avec une nouvelle leçon.
" Antoinette vient de me donner des graines de pavot, on va les planter, et ensuite je te montrerait dans son jardin comme la fleur est belle."
Nous avons passé la matinée à semer, lire et visiter tous les jardins détenteurs de la précieuse fleur fragile.
Car Antoinette avait fourni tout le village en semis de pavot.
Ici, les gens de cette tranche d'âge ont grandi et vécu ensemble, les périodes d'opulence comme celles de rationnement. Ainsi, c'est la loi des mousquetaires. Tous les excédents alimentaires sont
logiquement redistribués au voisin, cousin, voire les deux. Un peu comme quand mon grand-père faisait offrande des truites qu'il pêchait et dont nous étions saturés à tous les habitants.
Quoi qu'il en soit, le pavot était sur le point de devenir l'emblème du village.
C'était sans compter la visite, quelques jours après les plantations, d'un fourgon bleuté flambant neuf, venu se garer sur la place, alertant toute la communauté, sauf la délatrice qui n'avait ni
potager, ni verger ni fleurs à sa fenêtre. Sans doute avait-elle été froissée de ne pas avoir fait partie de la distribution. Toujours est-il que ses persiennes se sont verrouillées dès que les
hommes en bleu sont sortis de leur véhicule.
Ils se sont dirigés vers la source du mal.
Il semblerait, d'après le désherbage immédiat qui a suivi l'entrevue, que la culture du pavot, même d'ornement, soit proscrite.
Et bien que les représentants de l'ordre ne soupçonnaient là aucun trafic opiacé, ils étaient tenus de faire procéder à la destruction de toutes les plantations illicites, en invitant la
malheureuse à transmettre le message à l'ensemble de ses complices.
Ce qui fut fait dans l'après-midi.
Personne n'avait jamais vu autant de monde au jardin ce jour-là, d'autant plus que la saison était plus à la contemplation qu'à la culture.
Le lendemain matin, à l'heure du passage du boulanger ambulant, sur la place du village, l'affaire avait fait le tour des maisonnées.
Personne n'osait cependant pointer un index accusateur et plein de terre sur la coupable, avouant là son rôle de receleur.
Quant à l'accusée, elle n'avait fait qu'exécuter les ordres et ne se sentait coupable d'aucun forfait. Elle ignorait que la variété de pavot dont elle avait alimenté tous les jardins était
illicite et classée dans la catégorie des stupéfiants.
Elle avait prié ses congénères de les excuser pour les courbatures du désherbage et en guise de pardon, elle proposait déjà d'autres semis dont son panier à commissions était rempli.
L'affaire fut rapidement étouffée et remplacée par d'autres activités jardinières.
Mais l'histoire de ce gentil coquelicot refait surface, de temps en temps, lors de rares veillées villageoises.