Photo trouvée sur le net.
Quatrième de couverture :
Qui est cet inconnu capable d'en remontrer au grand Czentovic, le champion mondial des échecs, véritable prodige aussi fruste qu'antipathique? Peut-on croire, comme il l'affirme, qu'il n'a pas joué depuis plus de vingt ans?
Voilà un mystère que les passagers oisifs de ce paquebot de luxe aimeraient bien percer.
Le narrateur y parviendra. Les circonstances dans lesquelles l'inconnu a acquis cette science sont terribles. Elles nous reportent aux expérimentations nazies sur les effets de l'isolement absolu, lorsque, aux frontières de la folie, entre deux interrogatoires, le cerveau humain parvient à déployer ses facultés les plus étranges.
Une fable inquiétante, fantastique, qui, comme le dit le personnage avec une ironie douloureuse, "pourrait servir d'illustration à la charmante époque où nous vivons".
"Je restai debout dans cette salle d'attente deux bonnes heures durant, ce jeudi 27 juillet; et voici pourquoi je me rappelle si précisément cette date : il y avait un calendrier suspendu au mur, et tandis que les jambes me rentraient dans le corps, à force d'être debout - il était, bien entendu, interdit de s'asseoir - je dévorais des yeux, dans une soif de lecture que je ne peux pas vous décrire, ce chiffre et ce petit mot, "27 juillet", qui se détachaient contre la paroi, car je les incorporais quasiment à ma matière grise.
Puis je me remis à attendre, à regarder la porte, à me demander quand elle s'ouvrirait enfin, à réfléchir à ce que les inquisiteurs me demanderaient cette fois, tout en sachant bien qu'ils ne me poseraient pas les questions auxquelles je me préparais. Malgré l'anxiété de cette attente, malgré la fatigue qu'elle me causait, c'était encore un soulagement d'être ainsi dans une autre chambre que la mienne, une chambre un peu plus grande, éclairée de deux fenêtres au lieu d'une, sans lit et sans cuvette, où l'appui de fenêtre ne présentait pas certaine fente que j'avais remarquée des millions de fois dans la mienne. La porte avait un vernis différent, la chaise aussi devant le mur était autre; à gauche, il y avait une armoire pleine de dossiers, et un vestiaire avec des patères auxquelles pendaient trois ou quatre manteaux militaires mouillés, les manteaux de mes bourreaux. Ainsi, j'avais des objets nouveaux à regarder, à examiner - enfin du nouveau - et mes yeux frustrés se cramponnaient avidement au moindre détail. Je considérais chaque pli de ces manteaux, et je remarquai, par exemple, une goutte de pluie au bord d'un col mouillé. J'attendis avec une émotion insensée (cela va vous paraître ridicule) de voir si elle allait couler le long du pli ou se défendre encore contre la pesanteur et s'accrocher plus longtemps - oui, je fixai, haletant, cette goutte pendant plusieurs minutes, comme si ma vie en dépendait. Et lorsqu'elle fut enfin tombée, je me mis à compter les boutons sur chaque manteau, huit au premier, huit au second et dix au troisième; puis je comparai les parements entre-eux. Mes yeux buvaient tous ces détails stupides et insignifiants, ils s'en repaissaient et s'en délectaient avec une passion que je ne puis exprimer par des mots. Et soudain, ils s'arrêtèrent net. J'avais découvert quelque chose qui gonflait sur le côté la poche de l'un des manteaux. Je m'approchai et crus reconnaître, à travers l'étoffe tendue, le format rectangulaire d'un livre. Un livre! Mes genoux se mirent à trembler : un livre! Il y avait quatre mois que je n'en avais pas tenu dans ma main, et sa simple représentation m'éblouissait. Un livre dans lequel je verrais des mots alignés les uns à côté des autres, des lignes, des pages, des feuillets que je pourrais tourner. Un livre où je pourrais suivre d'autres pensées, des pensées neuves qui me détourneraient de la mienne, et que je pourrais garder dans ma tête, quelle trouvaille enivrante et calmante à la fois! Mes regards se fixaient, hypnotisés, sur cette poche gonflée où se dessinait la forme du livre, ils étaient aussi brûlants en regardant cet endroit banal, que s'ils voulaient faire un trou dans le manteau. Je n'y tins plus, et sans le vouloir, je m'approchai encore. A la seule idée de palper un livre, fût-ce à travers une étoffe, les doigts me brûlaient jusqu'au bout des ongles."
(...)
J'offre tout naturellement cet extrait à tous les amoureux des livres, lecteurs passionnés, irraisonnés parfois et souvent acheteurs compulsifs... Que la vie nous épargne aux uns et aux autres de nous retrouver dans une telle situation de manque!
Ce livre est un grand classique, toutefois certains lecteurs n'appréciant pas les échecs peuvent avoir été rebutés par son titre... Je les invite à franchir le pas, car en ignorant cette nouvelle de Stefan Zweig ils se privent d'un excellent texte et de très fortes émotions. Toutes les personnes à qui j'ai pu le conseiller, ou même le prêter, ont été conquises et bouleversées par la force de cette histoire.
Stefan Zweig - Le joueur d'échecs -Le Livre de Poche n° 7309