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Dans la peau de Bill ou Slévich

Publié le 01 août 2010 par Sophielucide

25. L comme beauté.

Le jeune homme n’avait pas hésité ; il s’était installé d’autorité à la place du mort, non sans m’avoir gratifié d’un regard condescendant avant de jouer du menton pour me donner le signal du départ. En d’autres circonstances, je m’en serais débarrassée vite fait, mais là, contre toute attente j’appréciais qu’il ne se répande pas en remerciements hypocrites assortis de l’habituel léchage de bottes de l’autostoppeur lambda. Il n’avait rien demandé, ne semblait pas du tout fatigué, au contraire, il arborait un teint frais de jeune fille en fleurs et seul son regard semblait venir d’un autre temps, ce type avait mille ans…

La portion qui nous séparait de l’autoroute se déroula dans un rare silence, de ceux qu’on dit révélateurs.  Rien à voir avec celui, gênant qu’on se dépêche de combler par des propos débiles ; pas pesant non plus, un silence fondateur, voilà ce qu’il m’offrait en échange et je l’en savais gré. Les gens redoutent tant ce moment où ils n’ont rien à dire, comme s’il s’agissait de meubler coûte que coûte chaque minute égrenée. …

Puis il sortit un CD de sa poche, qu’il plaça dans le lecteur avant de monter le volume.  Je discernai au même instant le sourire indicible qui illumina son visage qui m’apparaissait de plus en plus familier.  Il semblait établi que le premier qui prononcerait un mot commettrait une sorte de sacrilège et c’est à ce moment précis que je sentis un fou-rire irrépressible se former, m’envelopper, puis monter pour finir par éclater dans l’habitacle. Un rire salvateur aussi, auto nettoyant, régénérant.  Il n’était plus question de mener une enquête à la petite semaine afin de percer une identité qui ne révèlerait rien de plus que deux mots étrangers de plus à mémoriser. Que m’importe qu’il se nomme Slévich ou tartempion… puisqu’il était là, à côté et que curieusement mon rire aussi strident soit-il avait joué chez lui le rôle de berceuse…Voilà qu’il dormait, la tête penchée vers moi, un sourire d’ange accroché au visage comme un croissant de lune dans un ciel d’encre.  Je pris le temps de noter chaque détail de ce bonheur infime, de ceux qui marquent une vie bien plus qu’un épisode que l’on pense historique. Enfin, je fonctionnais comme ça et si je prenais tant de plaisir à conduire, c’est que tout simplement je ne savais me passer de ces parenthèses créées de toutes pièces, à l’intérieur desquelles je rassemblais ce que j’aimais : la musique, la clope, quelques visages et accessoirement la vitesse…

Il ouvrit les yeux quelques minutes plus tard et s’étira tel un chat maîtrisant chaque muscle de son corps ; ses mains atteignaient presque le pare-brise et je fus émue de constater qu’elles étaient belles, fines et blanches ; j’imaginais ces doigts agrippant le stylo ou courant sur le clavier, impatients, indépendants… Au point où j’en étais, je me disais que s’il avait présenté des mains calleuses ou abîmées, je n’en aurais pas été moins émue ; c’est qu’il était déjà trop tard pour mettre à plat tous les aprioris positifs que je nourrissais à son endroit.

Bien dormi ?

Je ne dormais pas, j’écoutais

J’ai ce disque de Schubert dans la boîte à gants.

Non, j’écoutais tout le reste : ta respiration, la cigarette qui s’allume, les changements de vitesse, les arbres qui nous salent, le bruit de soie de tes cheveux lorsqu’ils s’agitent, je dois faire le vide…

Et c’est comme ça que tu t’y prends ? Je croyais qu’il ne fallait penser à rien…

Tu sais très bien que c’est un leurre. Le vide n’est qu’un trop plein et je n’y arrive jamais tout à fait…

A quoi ? A t’extraire de cette réalité, tu la trouves pesante, toi ?

Non, juste inexistante

Oui.

Ton rire, je le connais ; je ne connais même que ça, c’est étrange de se trouver subitement face à ce que l’on cherchait parfois avec l’énergie du désespoir, avec la certitude chevillée que c’est un son crée de toute pièce, apparu ici ou là, et que ce même son est dupliqué quelque part …

Tout le monde rit, et de mille façons. J’avoue que celui-ci est sorti car il était déjà hors de moi, il ne m’appartenait pas, je te le rends peut-être…

Tu veux dire que tu savais que je l’attendais ?

Non, pas du tout ; je ne sais pas grand-chose, de moins en moins mais cela ne m’effraye plus ; c’est quelque chose que j’accepte et qui m’apaise, je me déleste petit à petit de tout ce qui m’encombre, que j’ai engrangé un peu bêtement en pensant me « construire »….

J’en suis à peu près là aussi…

Mais tu es si jeune ! Ou peut-être en avance ?

En avance ? Tss, ne dis pas de bêtises, tu sais très bien que ça ne rime à rien… Et puis je ne suis pas si jeune,  j’ai l’âme d’un vieillard et mon cœur se fatigue, j’ai plus de souvenirs que si j’avais mille ans…

C’est exactement ce que j’ai pensé lorsque tu es entré dans la voiture. Tu as tout du voyageur qui est allé si loin qu’il ne va plus nulle part…

J’aime me perdre, en effet ; c’est là qu’est mon chemin, là où je me sens bien, face à des étrangers qui en croisant ma route me parlent de leur existence. Pas de leur vie, de leur parcours, de leurs biens mais de leur existence, c’est ce que je recueille. Je me nourris de ce qu’ils ne disent à personne,  ils ne se rendent même pas compte de la part de trésor dont ils se débarrassent mais lorsque je les quitte, ils évoquent un certain soulagement que j’aurais initié ; j’en porte les stigmates et j’ai besoin de toi maintenant ; de ce vide que tu es seule à me donner, quel plaisir que ne pas recueillir les affres du passé….

http://www.youtube.com/watch?v=XoZJkkWX8Yw&feature=related

A suivre…..


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