Parmi tous les auteurs sud-africains, André Brink est l’un des plus connus des francophones. Son œuvre, abondante, écrite d’abord en africaans puis en anglais, est presque entièrement traduite et c’est donc avec une impatience certaine que ses lecteurs attendaient ce volume de mémoires, qui se trouve fort justement intitulé Mes bifurcations. C’est en effet pour un voyage tout sauf linéaire que nous partons, car ce livre n’est pas fait seulement de souvenirs retraçant le parcours de son auteur à travers le siècle, mais il va de réflexions en extraits de ses journaux de jeunesse sans suivre une chronologie rigoureuse mais plutôt celle des méandres de l’esprit qui, on le sait, n’est pas une autoroute allemande. Déroutant de prime abord, surtout pour qui apprécie les machines à remonter le temps et à le redescendre « dans l’ordre », mais finalement passionnant si l’on joue le jeu de ce puzzle littéraire qui retrace avec une exactitude confondante les convictions et les doutes qui ont pu habiter et façonner cet intellectuel, fils d’une famille de la bourgeoisie sud-africaine pour laquelle l’apartheid est une composante naturelle de la société et qui considère comme incongru de la remettre en question. C’est donc en rebelle que le jeune homme a fait ses premiers pas.
Qu’est-ce qu’une bifurcation, si ce n’est la séparation d’un chemin en deux voies ? L’une part dans une direction, l’autre va vers un ailleurs lui ressemble, mais s’en éloigne cependant inexorablement. Ainsi, au fil de ses choix, André Brink s’est-il inscrit dans le paysage politique de son pays. Il en a épousé certains contours et rejeté certains autres, façonnant aux côtés de Nadine Gordimer ou Breyten Breytenbach, écrivains blancs engagés comme lui dans un combat sans merci contre le racisme, le visage arc-en-ciel de la société sud-africaine que nous contemplons aujourd’hui. Pour cela, que de voyages, de vrais départs en faux retours, censure et exil, ruptures et réconciliations avec, en toile de fond, cet amour indéfectible, à la fois tragique et beau, pour un pays de poussière et de sang, de savane et de violence.
Brink est un artiste et un amateur d’art, de peinture et de musique en particulier. Lire Mes bifurcations, c’est comme aller au concert et se laisser porter par une mélodie inconnue qui raconte une histoire. On rêve et on s’emporte, parfois on s’égare, puis on se repère. Nul besoin de connaître l’Afrique du Sud, les mots de l’auteur nous y conduisent, nous brossent son portrait, nous expliquent ses ressorts. Une œuvre dense et foisonnante.