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Gérard Titus-Carmel/La Nuit au corps

Publié le 04 août 2010 par Angèle Paoli
«  Poésie d'un jour
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Nuit au corps
Ph. angèlepaoli

LA NUIT AU CORPS  (extrait)

  Il n'est plus profonde obscurité au fond des êtres que l'impartageable noyau des mots qu'ils tentent opiniâtrement de fracasser. Ainsi, à la mesure des phrases que hersent vos lèvres, une pénombre descend sournoisement en vous à la manière d'un voile, comme un vœu d'abandon, un secret consentement ― une gratitude, presque : tout à coup, en effet, un violent désir de calme et d'infini vous submerge et vos paupières se font brutalement aussi lourdes que l'indifférence qui vous dépose au bord de ce torrent de mots durs, arrondis et sonores, qui roulent à côté de vous ; rendus étrangers au courant et aux tourbillons, vous rêvez alors d'un sommeil opaque, vous en appelez à la pierre, à l'oubli. Car au défaut de la nuit, en effet, est logé comme le ver dans le fruit, l'oubli de ce jour qui fut, qui fut infiniment, là où, précisément, nous ne souhaitions que nous glisser dans une épaisseur sans histoire, comme disparaître, le temps d'une halte, dans une densité inconnue et sans remords.

  (Ce soir-là, il a quitté sa maison sans même jeter un dernier regard derrière lui quand il est parti. En a-t-il été chassé, ou s'est-il soudain trouvé fatigué d'y vivre ? Il ne se souvient plus. Il sait seulement qu'il a peu à peu cessé de sentir la vie couler en lui, et qu'il s'est alors enfoncé dans la solitude de son corps, comme on pénètre dans l'ombre d'une cabane enfouie sous l'enfance, ou d'une grotte dont on est seul à connaître l'entrée. (C'est, en fait, un long tunnel creusé au milieu du paysage ; on dirait une bouche noire, béant sur ce qui reste de jour et ouvrant peut-être ― en tout cas bien plus loin, ou ailleurs ― sur l'inconnu.) Dans ce couloir d'oubli qu’il a élu pour nouvelle demeure, il se tient ramassé sur lui-même, comme à l’affût de son ombre. Et il entreprend là son récit de nuit. Car il fait chaque fois ce rêve terrible, toujours le même : il est jeté à jamais dans ce boyau ; il ne tombe plus, il se retourne. Il se terre, il est tout entier rentré dans sa mémoire, et tous les sons, toutes les odeurs, toutes les sensations se sont d’un seul coup évanouis. L’air, même, n’oppose plus de résistance, les dimensions s'effacent, il n’y a bientôt plus ni issue, ni direction. Silencieusement, les murs se sont écartés jusqu'à l'infini, le sol s’est dérobé, il n’y a plus de haut ni de bas, plus rien n’est simplement nommable autour de lui : rien qu'un immense ciel en expansion, privé d'étoiles, qui entoure un vide absolu, sans commencement, ni terme, ni langage. Alors il a senti ses yeux se fermer doucement, l’impression fugace d'une caresse sur l’écume, sur le rien consenti, une paix. Et son corps, pareillement à la grotte, s’est ouvert à la nuit, jusqu’à être totalement, essentiellement dissous dans son rêve.
  Au matin, le réveil a été difficile. Et long le chemin pour regagner la maison...)


   C'est aussi l'étang sans berges, au-dessus de quoi les mots lancent leurs dernières lueurs avant de se poser dans le silence. Seul le secret qu'ils viennent joncher les endort. Ou bien s'ils s'enfoncent dans cette matière et se distendent, on dirait que certains dérivent, désamorcés, sans poids. Mais beaucoup restent présents, sournois et menaçants, comme nageant entre deux eaux, rendus méconnaissables à cette profondeur, apparaissant sous un autre relief, parés de couleurs inhabituelles ou évoluant en de nouvelles compagnies. Nous nous trouvons là plongés dans un espace à la fois plein et aboli en lui-même, mais où repose notre corps qui répète à l'infini l'annonce de sa chute à venir avec des mots tenant encore au jour, mais que déjà la nuit défigure.

   Philippe Jaccottet : « Songe à ce que serait pour ton ouïe, / toi qui es à l'écoute de la nuit, / une très lente neige/ de cristal. » Voilà ce qu'il écrit au seuil du silence, quand encore une musique l'enchante, et qu'elle se déroule comme un récit. Voire qu'elle monte en fumée, ou qu'elle tinte comme le verre...

Gérard Titus-Carmel, La Nuit au corps, Fata Morgana, 2010, pp. 34-35-36-37.

PREMIER RABAT DE COUVERTURE : « Ici est le pays sans déception. Car la nuit, toujours souveraine, se montre magnanime : elle se déverse généreusement en nous, sans mesure ni remords, et rafraîchit celui qu’une trop forte passion consume à l’intérieur. Chaque soir, elle s’ouvre ainsi qu’une vaste et accueillante étendue d’eau noire, plus vastement encore que les plus larges fleuves connus, plus sombre que les grands lacs, avec des berges qui s’ourlent de lointain dès qu’on avance. Et c’est de tout son mystère qu’elle nous introduit à sa lumière ― à son «obscure clarté» au sein de quoi se dilue notre ardent désir de paix et d’oubli. On dit alors qu’on a la nuit au corps. »



■ Voir aussi ▼

→ (sur le site Art Point France) une page consacrée à Gérard Titus-Carmel
→ (sur remue.net) Gérard Titus-Carmel | Ici rien n’est présent (texte de l’intervention d’Antoine Emaz au colloque de Villeneuve sur Yonne, 24 & 25 septembre 2004)
→ (sur remue.net) Seul tenant | Gérard Titus-Carmel (article de Ronald Klapka)



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