Camping

Publié le 09 août 2010 par Anaïs Valente

(Toute ressemblance avec des personnes existant ou ayant existé serait le fruit du hasard... enfin j'espère).

Olivia était excitée comme une puce.  On aurait dit une enfant de cinq ans recevant une nouvelle Barbie pour sa collection.  Pourtant, elle approchait à grands pas de la quarantaine.  Mais sa joie faisait plaisir à voir.  Par la fenêtre de sa caravane, elle vérifia à nouveau qu’elle n’avait pas rêvé puis se tourna vers Rudy, son époux, et s’écria « voilà les nouveaux, voilà les nouveaux, les voilà, les voilà, viens vite !!! »

Ils occupaient leur caravane résidentielle toute l’année depuis cinq ans déjà, lorsque le CPAS avait cessé de leur octroyer ses aimables gratifications mensuelles, les poussant à quitter la petite maison deux façades qu’ils louaient depuis leur mariage et à s’installer dans ce camping, à deux pas d’Ostende.  Certes, les hivers étaient un peu rigoureux, malgré le poêle au gaz et le double vitrage qui équipaient ce modèle relativement récent, mais ils s’y étaient habitués. Et c’était l’ennui plutôt que le froid qui les terrassait d’octobre à mai, lorsque les vacanciers désertaient le camping.  L’ennui… et le manque de victuailles bien sûr, qui se faisait plus cruellement sentir durant ces mois de solitude.

Rudy s’approcha de sa chérie, jeta un œil à la Peugeot noire qui s’arrêtait dans l’allée du camping et esquissa un sourire.  Il était aussi excité qu’elle, dans tous les sens du terme « excité », mais tentait de ne pas le montrer.  C’était lui l’homme.  Le vrai.  Avec une voix d’homme.  Il se devait de rester calme et sérieux.  De gérer la situation.  Même si, au fond de lui, il brûlait tout autant d’impatience de découvrir les nouveaux arrivants et les cadeaux qu’ils apportaient.

Ils s’installèrent à genoux, l’un à côté de l’autre, sur la banquette étroite en skaï rose et contemplèrent le spectacle qui s’offrait à eux.  Le conducteur sortit en premier lieu et fit rapidement le tour du véhicule pour aller ouvrir à celle qui semblait être son épouse.  « Un galant, ça nous change », dit Olivia.  Il ne semblait âgé que d’une bonne trentaine d’années, mais son ventre distendu prouvait qu’il était un grand adepte de bières.  « A moins qu’il ne soit ‘enceint’ », ricana l’observatrice.  Il transpirait énormément et enleva brièvement sa casquette RTL pour s’éponger le front avec son bras.  « As-tu vu comme son crâne chauve semble glissant », ajouta-t-elle, « même une mouche ne pourrait s’y poser sans s’y noyer ».  Rudy lui sourit tendrement.  Il savait qu’à chaque arrivage, elle adorait observer ainsi leurs nouveaux voisins et se repaître de leurs défauts physiques.  Son humour l’attendrissait et le faisait mourir de rire tout à la fois.  Il remerciait chaque jour le ciel de lui avoir offert une épouse si drôle, si belle, si intelligente et si… ben parfaite quoi.  L’attention d’Olivia se porta alors sur celle qui attendait patiemment que son compagnon chauve et bedonnant sorte les valises : une petite blonde un peu replète, aux lèvres rose fuchsia et aux jambes qu’une mini-jupe trop moulante ne cachait pas le moins du monde.  « Penche-toi, mon Rudy, tu verras son protège-slip dépasser de son string », pouffa Olivia.  Rudy s’étrangla de rire.  Il l’aimait, son Olivia.  Il la vénérait.

Les nouveaux vacanciers, inconscients de la surveillance dont ils faisaient l’objet, et encore blafards en ce premier jour de congé, entreprirent de vider le coffre de leur voiture, sous le regard de plus en plus intéressé de notre couple de curieux.  Les allers et retours entre le véhicule et l’intérieur de la caravane commencèrent.  Trois valises bleues.  « Deux pour Madame, une pour Monsieur », se réjouit Olivia.  Cinq sacs recyclables du Delhaize pleins à craquer. Impossible cependant de deviner ce qu’ils contenaient. « J’ai faim.  Tu crois qu’ils auront des M&M’s comme la dernière fois ? »  Deux packs de bière. « Hé, mamour, tu vas devenir ‘enceint’ aussi ». Plusieurs bouteilles de soda de diverses marques.  Une bouteille de Pastis. « C’est nin vrai, qu’est-ce qu’ils ont tous avec le Pastis en ce moment, j’aime pô ça ». Un sac de pommes de terre.  Vingt-quatre rouleaux de papier WC décorés de bleu. « Zont peur d’avoir la chiasse ou quoi ? » Un frigobox qui semblait bien lourd. Un sac de chez Renman contenant probablement de la viande pour un barbecue.  Les nouveaux arrivants commençaient toujours leurs vacances par un barbecue, au point que ça en devenait lassant.  Super original aussi.  « Barbecue », ironisa Olivia.

Olivia poussait des petits cris de joie à chaque passage du couple de voisins.  Rudy la tempéra. « Elle est beaucoup plus petite que toi, ne te réjouis pas.  Et tu n’aimes pas le Pastis, que je sache.  Enfin, bon, y’a de la Jup’, ça c’est le pied, même si j’en ai marre de me farcir un barbecue chaque dimanche. »  « Rho, tais-toi, rabat-joie, embrasse-moi et tais-toi », conclut son épouse.  Elle brûlait d’impatience, comme chaque samedi.  Mais il leur fallait attendre.

Leurs voisins revinrent une dernière fois et firent sortir un chien de l’habitacle, avant de verrouiller le véhicule et d’investir leur nouveau lieu de villégiature.  « Et merde », murmura Rudy.  « Il est tout petit, ça devrait aller », rétorqua son épouse.  « Oui, mais tu sais bien que c’est pas la taille le problème.  J’aime pas faire de mal aux animaux », soupira-t-il.  « Rho, ne recommence pas avec ta pitié à la con, on n’a pas le choix, et puis, dans le fond, je suis sûre que tu aimes ça, allez, avoue », ajouta-t-elle.  Rudy ne répondit pas.  D’un rire, elle conclut : « qui ne dit mot consent ».  Il rit à son tour.

Rudy lança alors son regard habituel à son Olivia chérie.  Son regard du samedi.  Celui qui voulait dire « c’est notre journée préférée, on s’est bien rincé l’œil tous les deux, on va passer une super journée, une super nuit, alors maintenant suis-moi sur le lit, déshabille-toi, que je me rince l’œil tout seul et te fasse ton affaire ».  Le samedi, c’était le jour du sexe.  Du moins en été.  Moins souvent en hiver.  Chaque samedi, durant la belle saison, une fois les nouveaux voisins installés, Rudy entraînait son épouse dans leur chambre, vérifiait que la fenêtre était fermée afin que les vacanciers n’entendent rien et la poussait un peu brusquement, juste un peu, sur le lit, après lui avoir ôté sa chemise de nuit ornée de Minnie.  Toutes ses chemises de nuit l’étaient, c’était son petit plaisir à elle, le seul luxe qu’elle s’offrait, celui de s’acheter des chemises de nuit Minnie, mais il n’en éprouvait aucune lassitude, seul le contenu lui importait.  Et le contenu était à son goût : une poitrine opulente, des fesses charnues et un petit ventre légèrement rebondi qu’il aimait caresser après l’amour.  Il se déshabillait, s’affalait ensuite sur le lit à ses côtés et la laissait le chevaucher.  Elle adorait ça.  Ils étaient tellement excités par la présence des nouveaux qu’ils n’y allaient pas par quatre chemins et ne s’encombraient pas de préliminaires.  Olivia montait sur lui et c’était parti pour un rodéo rapide et efficace.  Trois ou quatre minutes, en général.  Parfois deux minutes seulement, quand leurs nouveaux voisins étaient dotés de bien plus de bagages qu’à l’ordinaire, ce qui décuplait leur enthousiasme.

Après cette « partie de pattes en l’air », Rudy filait sous la douche.  A peine sorti, Olivia faisait de même.  Ils ne pouvaient s’y rendre ensemble, les salles de bain de caravane étant trop exigües.  Dommage.

Ensuite, en fonction de leur humeur, ils optaient pour une sieste, une promenade en bord de mer ou, occasionnellement, un second rodéo sexuel.  Ils attendaient.  La patience n’était pas leur qualité première, mais ils n’avaient pas le choix, il fallait agir de nuit.

Ils attendirent donc.  Et s’occupèrent tant bien que mal.

Le soir venu, comme à l’accoutumée, Rudy programma le réveil pour qu’il sonne à trois heures.  Comme à l’accoutumée, Olivia prépara tout le matériel afin que Rudy n’ait plus qu’à l’emporter.  Comme à l’accoutumée, ils allèrent se coucher.  Et comme à l’accoutumée, ils eurent du mal à dormir, tant ils étaient fébriles et heureux.

A trois heures, le réveil fit son travail, et Rudy partit faire le sien, non sans avoir entendu les ultimes recommandations habituelles d’Olivia « T’as pris le Saint-Marc ?  Efface bien tes empreintes !  N’oublie pas de vérifier s’ils ont des M&Ms.  Sors la bouffe du frigobox en dernière minute, pour pas briser la chaîne du froid.  Vérifie qu’ils dorment bien avant d’agir surtout, pas comme la dernière fois, les cris risqueraient d’ameuter les voisins !  Et ne reviens pas encore avec tes godasses pleines de sang ou de cervelle, par pitié.  Rince-les et prends une douche si y’a trop d’éclaboussures, tu sais bien que je suis une chochotte, j’aime pas la vue du sang.  Et tu t’occupes du chien aussi, ne me refais plus le coup de la pitié, trop risqué, même régime pour tous, adultes, chiens, chats, gosses, souris… c’est clair ?  Puis tu prends carrément les trois valises et tu les ramènes, j’ai besoin de nouvelles fringues.  Surtout sois prudent sur la route.  N’allume pas les phares de leur voiture, tu sais bien que ça attire l’attention.  Et tu nettoies à fond hein, t’as le Saint-Marc.  Plus aucune trace.  Tu fous tout l’inutile à l’eau, comme je te l’ai appris.  Bon amusement.  Profites-en bien.  Ah oui, j’oubliais, tu pourrais ramener du poisson frais en revenant de la jetée après avoir tout jeté (elle rit de son jeu de mots), tant qu’à faire, pour le barbec’, parce que j’en ai ma claque de toute cette bidoche ».  Et lui de rétorquer, après avoir entendu cette litanie habituelle : « T’inquiète chou, je gère, depuis le temps. Va pour le péchon, t’as raison, ça nous changera. »  Il l’embrassa à plusieurs reprises, lui tapota le fessier et disparut dans la nuit.

***

Kevin, était excité comme une puce.  On aurait dit un enfant de cinq ans recevant une nouvelle petite voiture pour sa collection.  Et pour cause, il avait cinq ans et avait reçu ce matin une petite voiture pour sa collection, histoire de l’occuper durant le trajet jusqu’à la mer du Nord.  Une Peugeot rouge.  Il aurait préféré une Clio rouge, comme celle de papa, mais c’était une Peugeot, pas le choix.

Ce n’était cependant pas sa petite voiture rouge qui attirait son attention et le faisait sautiller sur place, mais un autre objet qu’il avait repéré, là-bas, au loin, sans savoir réellement ce dont il s’agissait.  Un objet rouge qui allait et venait au gré des vagues.  Il craignait de le voir disparaître, emporté par une vague trop brutale, même si le drapeau était vert en ce samedi matin ensoleillé, sur la plage d’Ostende.  Il attira donc sa mère vers le bord de l’eau, impatient, lui montrant du doigt l’objet de sa convoitise.  Celle-ci n’était pas emballée par cette marche forcée, plus tentée par un rapide bain de soleil, mais elle obtempéra pour satisfaire son fiston adoré.  Elle le suivit donc, marchant sans joie sur les coquillages cassés qui lui abîmaient douloureusement la plante des pieds, jusqu’aux premières vagues.

Kevin attrapa facilement l’objet rouge détrempé et le tendit à sa mère pour avoir son approbation.  Elle grimaça mais le prit en main, le secoua, l’essora, le frotta pour faire disparaître tous les grains de sable humides.  Elle crut repérer une petite tache de sang, mais le rouge du tissu se confondait avec le rouge de l’hémoglobine et, après une inspection minutieuse, elle ne trouva plus la supposée tache.  Elle n’aimait pas tellement ramasser des objets sur le sol et les recycler pour sa famille.  C’était sale.  Mais elle connaissait la passion de son fils pour le rouge, comme la voiture de son papa adoré, et n’eut pas le cœur de l’obliger à jeter sa trouvaille.  Et puis, avec l’eau de mer, les germes éventuels devaient avoir été anéantis.  De plus, avec son mari au chômage depuis peu, leur budget était restreint, alors tant qu’à faire…  Elle posa donc délicatement la casquette rouge RTL sur la tête de Kevin, qui souriait aux anges.

Ensuite, regardant sa montre, elle s’écria « Houlà, déjà presque onze heures, faut y aller, chouchou, c’est l’heure, papa doit nous attendre dans la voiture.  On va pouvoir avoir les clés et s’installer dans notre caravane… enfin, les vacances commencent vraiment.  Demain, on fera un barbecue. »

***

Midi approchait mais Olivia était encore tout engourdie de sommeil lorsqu’elle entendit le bruit caractéristique des pneus crissant sur les graviers.  Elle se réveilla complètement et se précipita d’un pas lourd à la fenêtre de la caravane, pour s’assurer qu’un véhicule se trouvait bien dans l’allée voisine.  C’était le cas.  Une Clio.  Rouge.

Puis, elle hurla d’une voix pleine de joie et de fébrilité, à l’attention de Rudy : « Les nouveaux, les voilà, les voilà, viens vite voir ».

(Photo issue de http://www.granddaddy.co.za, site de location de caravanes incroyables).