Magazine Journal intime

Barely legal blue

Publié le 09 août 2010 par M.
Barely legal blue
(aiguille // photo)
Je frotte le dos fané de cette femme à qui le médecin dit : si vous ne mangez pas, vous allez mourir. Elle fixe sans ciller un recoin vague. Le monde exaspéré a envie de la secouer comme un arbre écrasé sous trop de fruits mûrs, et je me demande ; que ressent-on exactement dans le corps de quelqu'un qui décide de se laisser crever ? Juliette, avec sa voix tellement douce qu'on dirait qu'elle a été rabotée soigneusement, garde ma main dans les siennes mauves et décharnées, si fines qu'on pense forcément à deux araignées languides. Juliette avec ses os brisés, a tant de bleus dans tous les coins qu'on ne peut compter que les espaces vierges. Le vieil aveugle au nom de compositeur laisse traîner sur moi - sans vraiment le savoir - ses yeux beaucoup trop clairs, où la pupille s'efface, et j'ai la peau qui s'effrite à force de toucher tellement de peaux et de m'en désinfecter encore plus. Le contact antiseptique ne ressemble à rien. On m'attrape comme un gant de plastique, on m'embrasse les deux joues, on me frotte les doigts si fort, et ça ne fait ni étincelle ni creux. Je torche et je lave, je promène, je plie, je console et je bois le whisky et les paroles usées qui pleuvent sur les murs pâles. Tous les matins, pliée en deux par la buée givrante, je me demande ce que je fais là ; et tous les soirs, j'y suis encore. Disons que je me suis fait acheter. C'est la vérité. Disons que je me suis fait acheter mais que si je passe mon bras tendre autour des putains de corps frêles, ce n’est pas pour l’argent. C’est parce que je suis fondamentalement pas trop mauvaise et pas si intéressée que ça. Je tombe par hasard sur les photos de mes dix-huit ans et c'est comme si tout ça n'avait jamais existé. En vrai le plus joli garçon du monde s'appelait Léon. Mais j'étais déjà trop âgée, moi aussi. Avec le reste je n'ai plus envie de faire des histoires. J'ai labouré la chair pour ne plus jamais être triste, moi et moi et mes enfants de givre, c'était comme ça, le deal, à prendre ou à laisser, et sinon moi j'achète. Je prends tout. Entre le Portugal et Israël et le reste du monde, celle qui n'est pas mon amie et celui qui ne l'était pas, avant, et tous les autres. J'achète la maison en travaux, les gosses hurlants, le sang nauséabond, j'achète les fins nocturnes et les petits matins glacés, les litres de café au lait, l'odeur de pisse et les nuits avec les bras passés autour de l'oreiller, parce qu'il n'y a jamais eu de frontière. Entre le bon et le mauvais, tout a toujours sauté, il y a cette bouillie rougeâtre qui fait rugir les os et parfois crier, parfois briller les yeux, et il n'y a que ça. L'idée tu comprends, c'est sans doute que la triste vieille fille aux fins cheveux gris risque de me claquer dans les bras, et moi, je serai toujours vivante. C'est que tout ça, tu vois, c'est inlassablement la vérité sous le contour impassible. C'est encore une façon de parler sans ouvrir la bouche, en plus joli. La ligne à suivre exactement au milieu de la route, exactement comme sur la départementale bordée de tournesols et de champs de blé peuplés de corbeaux ventrus. Pourquoi ça n'irait pas, bordel ? J'ai encore assez vingt ans pour être insolente, le sourire sur les dents. N'allez pas inventer le contraire.

Retour à La Une de Logo Paperblog