Ils s'enfermèrent

Publié le 20 décembre 2007 par Ali Devine




Mon collègue François Bonhomme se plaint que les élèves ne croient pas en l'existence du passé simple. Quand il prétend leur faire apprendre une forme telle que "nous fûmes", on lui répond "mais ça n'existe pas, ça, vous inventez." Plusieurs fois, il a dû montrer son Bescherelle pour vaincre le scepticisme général. Les élèves n'avaient tout simplement jamais entendu une chose de ce genre.
Le passé simple est un temps de l'écrit et ils lisent peu. La petite minorité qui aime lire se contente d'une "littérature jeunesse" au vocabulaire et à la syntaxe simplifiés ; nous avons sans doute une part de responsabilité dans ce triomphe de Pennac sur Dumas. Quant à la puissante majorité de ceux qui ne lisent que sous la contrainte, ils se satisfont souvent d'un lexique minimal, celui qui sert à leurs échanges quotidiens avec la famille et les copains, et les mots inconnus que nous tentons de leur apprendre sont traités comme des immigrants clandestins dont bien peu obtiendront droit de cité. Ils nous entendent et constatent que nous parlons en fait une langue différente de la leur ; les plus malins apprennent un français véhiculaire qui leur permettra de se débrouiller en dehors de leur petit chez-eux ; mais beaucoup ne voient pas l'intérêt de faire cet effort. La langue des enseignants et de ceux qui écrivent des livres est celle d'un pays étranger qu'ils n'ont aucune envie de visiter (il faudrait d'ailleurs dire, pour être honnête, que beaucoup d'enseignants parlent mal et ne lisent pas).

Les principales victimes de cet appauvrissement sont la phrase -je ne dis pas la phrase complexe, mais la simple proposition comprenant un verbe conjugué-, la ponctuation et la nuance. A l'oral, tout se crie ; à l'écrit, l'affirmation sommaire écrase tout. La distinction entre oral et écrit n'est d'ailleurs plus vraiment pertinente. L'influence des skyblogs, de MSN, des SMS et d'autres plateformes de bavardage inconsistant est directement observable dans les copies. De façon plus générale, les nouvelles technologies font passer la nécessité de parler juste et de bien écrire pour des archaïsmes. Lors des évaluations, un nombre croissant d'élèves n'écrit plus du tout : ils entourent ou soulignent des extraits de l'énoncé, en pensant que cela répond à nos questions. On doit leur expliquer, souvent en vain, qu'on ne peut pas utiliser une feuille de papier comme un écran d'ordinateur plein de liens hypertextes.
A la longue, cette contestation ouverte ou implicite de la norme linguistique induit un malaise certain chez ceux qui la défendent. Après tout, la langue, c'est un contrat passé entre tous ses locuteurs, un contrat constamment révisable ; alors s'il n'y a plus qu'une poignée de puristes pour défendre l'existence du passé simple, n'est-ce pas à eux de convenir que leur acharnement est vain ? Exit nous fûmes, adieu ils allèrent, du balai vous apprîtes. Mort aux vieilleries. Faisons le ménage.

"Il faut assurément demeurer d'accord que, pour mauvais que puisse être un prince, la révolte de ses sujets est toujours infiniment criminelle. Dieu, qui a donné des rois aux hommes, a voulu qu'on les respectât comme ses lieutenants, se réservant à lui seul le droit de juger leur conduite. Sa volonté est que quiconque est né sujet obéisse sans discernement. Il faut cependant que les souverains soutiennent par leurs propres exemples la religion catholique sur laquelle ils sont appuyés. Ils doivent savoir que leurs sujets, les voyant plongés dans le vice et le sang, ne peuvent les reconnaître pour les vivantes images du Dieu tout-puissant."
Face à ce texte tiré des Mémoires de Louis XIV et beaucoup simplifié par rapport à son original, la première rédaction de mes deux classes de quatrième a été, non pas similaire, mais identique : "Mais monsieur, c'est pas du français, ça ! Pourquoi vous nous faites lire des trucs pareils ?" J'ai eu l'impression d'avoir offensé ces élèves en leur soumettant une énigme déloyale. Et j'ai été triste en pensant à la rupture complète avec le passé que leur réaction manifeste. Le français classique est devenu une langue étrangère pour beaucoup de jeunes Français, qui sont également en train de couper leurs dernières amarres avec les normes standard du français contemporain.
Il en va de même, dans une large mesure, pour tout le patrimoine, bâti, valeurs, souvenirs historiques. Que la population ait complètement changé au cours du dernier siècle n'a à mes yeux pas beaucoup d'importance ; ce qui est grave et triste, c'est que cette génération manifeste un tel éloignement, une si totale incompréhension à l'égard de ce que fut le pays autrefois et naguère. L'an dernier, j'ai emmené mes élèves de quatrième voir à Paris des monuments d'architecture classique (les Invalides, la place Vendôme, la colonnade du Louvre). J'ai essayé de leur faire comprendre que cet héritage était le leur. Mais, à part quelques bons élèves, ils n'avaient aucun intérêt pour un tel legs. Alors que nous traversions le pont Alexandre-III, une élève m'a demandé quel était le nom de la rivière, là, en dessous.  

Le monde où vivent ces enfants rétrécit ; l'appauvrissement de la langue et le détachement à l'égard du passé ne sont que des aspects de cette réduction, et on pourrait en citer beaucoup d'autres. Une collègue de SVT m'a dit qu'elle avait beaucoup de mal à faire en sixième son cours sur l'organisation du règne animal, car une forte majorité d'élèves ignorent ce qu'est une chauve-souris, un renard ou un bourdon. Ils sont incapables de nommer une pie, un moineau, un pigeon, un merle, alors qu'ils les ont tous vus sur les pelouses de leur cité : pour eux, ce sont des oiseaux et basta. Face à la photo d'un animal inconnu, on essaie de les mettre sur la voie : "C'est le papa de Bambi !" Mais ils n'ont pas vu Bambi. -Avec sa classe de quatrième SEGPA, une enseignante d'arts plastiques a essayé d'étudier les tableaux d'Arcimboldo ; mais le projet a tourné court, car une majorité d'élèves ne reconnaissait pas la carotte, le chou-fleur ou l'artichaut.  

Un monde raréfié, vraiment.