Quatrevingt

Publié le 12 août 2010 par Rafetnol
Lloyd Cole And The Commotions - Mainstream
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Jean-Pierre n'est pas sorti depuis plus de trois ans. Il vit en reclus dans une chambre d'hôtel qu'il loue à l'année depuis que son amie l'a quitté. Il ne voulait plus entendre parler du monde si le monde devait être sans elle. Extrémiste comme toujours il a donc quitté le monde et il se cache ici depuis trois ans. Il sort de sa chambre mais ne s'aventure jamais plus loin que le salon réservé aux clients de l'hôtel. Il ne parle qu'au personnel qui le traite avec autant d'égard qu'ils en ont pour leurs beaux parents. Jean-Pierre a vécu ces trois années comme il a vécu les précédentes, seul. Il a toujours été persuadé que l'homme naît seul et meurt seul ; que tout ce qu'il fait entre les deux ne regarde que lui. Cette façon de se tenir hors du monde l'a toujours sécurisé, lui a toujours donné l'impression que s'il était seul, le monde ne pouvait l'atteindre, qu'il ne pouvait le changer. Jean-Pierre vivait dans la crainte permanente que quelque chose puisse changer, en lui ou autour de lui. Aussi quand Françoise l'a quitté, il a fuit le monde qu'elle lui avait ouvert pour souffrir le moins possible. Aujourd'hui, il contemple pour la millième fois le monde à travers la porte battante de l'hôtel. Il regarde la rue, les passants, la pluie. Il va sortir. - Non, ce n'est pas raisonnable. Mais il n'en n'a cure.Et voilà, il est sorti. Non, il hésite. Il reste devant l'hôtel, fait les cent pas dans un sens puis dans l'autre. Il se refuse encore à regarder autour, les passants, dans les yeux. Les images oubliées reviennent en tourbillon, les commerçants qu'il visitait, seul ou avec elle, les restaurants où ils allaient dîner, leurs amis. Ses amis. Il se donne du courage en pensant non pas à eux mais à tous ceux qu'il peut faire désormais qu'il est vierge de toute cette histoire. Il traverse la rue et pénètre dans le parc qui fait face à l'hôtel. Il est dix-sept heures, des enfants courent dans tous les sens, des jeunes adultes se promènent en groupes, en couples. D'autres sont assis sur des bancs, lisent ; à côtés d'eux des personnes âgées devisent en lançant des graines aux oiseaux. On se croirait dans une vignette de bande dessinée, il ne manque que l'orchestre harmonique qui jouerait dans le kiosque.Il déambule dans les allées, le col de son manteau relevé, se cachant aux yeux des autres promeneurs. Il ne pleut plus depuis longtemps mais le ciel est resté menaçant. Jean-Pierre n'a pas senti la pluie sur son visage depuis trois ans et soudain il en a très envie. Le souffle de l'air le ravive. Pour un peu il courrait. Il s'arrête, se tient droit en baissant la tête. Il se redresse et écarte les bras en grand, pointe le nez au vent, inspire l'air profondément, les yeux fermés. Son manteau s'ouvre dans l'élan, révélant sa nudité aux personnes qui lui font face. Ne se doutant de rien il poursuit son chemin jusqu'à ce que deux agents viennent l'interpeler.
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