Tu es hypocondriaque. Au dernier degré. Incapable de boire dans la bouteille de quelqu’un d’autre, de t’appuyer aux barres du métro, de t’asseoir dans la salle d’attente d’un hôpital. Après coup, ta baignade dans la Seine te donne l’impression d’une immersion forcée dans un égout. Tu te sens mal.
Alice Johansson, dont tu as fait la connaissance il y a dix minutes, vient d’ouvrir en deux ton téléphone mobile. Un liquide verdâtre s’échappe de ses entrailles. Le même que celui qui se trouve dans ton estomac, après ces deux kilomètres de nage. Rien que cette pensée te soulève le cœur.
Elle extrait délicatement la carte SIM. Doigts manucurés, parfaits. L’ongle de son auriculaire droit est recouvert de vernis noir. Il faudra lui demander pourquoi.
Après avoir essuyé la puce, elle l’insère dans son propre téléphone.
« - Je ne sais pas si vous l’avez remarqué, Burt, mais ces derniers temps, nos amis de chez Orange ont tendance à acheminer les SMS avec beaucoup de retard… »
Le tintement dictinctif se fait entendre, avant même qu’elle n’achève sa phrase. Elle appuie sur une touche. Son regard s’agrandit. Elle te montre l’écran.
« Suis repéré. Ils ne trouveront rien. Preuves sur USB. Dans le bouillon. Fais attention. S.»
Ce message d’entre les morts te fait monter les larmes aux yeux. Steph savait-il, en le tapotant sur le clavier de son mobile, qu’il allait se faire buter ?
« - Qui aurait pu imaginer que ça irait si loin ?... » Tu as pensé à voix haute.
Alice pose sa main sur ton épaule.
« - Écoutez Burt, je veux bien vous aider : venez avec moi, je vous ouvre ma boutique, vous prenez de quoi vous habiller et je vous dépose à votre rendez-vous. Dans ma voiture, vous serez incognito. C’est tout ce que je peux faire pour vous. »
Tu n’as pas le choix. Il faut libérer Beckie, essayer de t’en sortir vivant et comprendre le ressort de cette affaire.
En arrivant devant la Fiat 500 cabriolet, tu saisis l’humour de la remarque d’Alice sur le fait de voyager incognito. La carrosserie est couverte de stickers représentant des fleurs, de toutes les couleurs. Avec, en gros caractères, à l’arrière, son numéro de téléphone.
« - Il faut bien que je me fasse un peu de pub… » Elle sourit : un sourire ironique, sincère, touchant, un sourire de désespoir.
La boutique de la rue Saint Paul est à l’image de la voiture : des formes chamarrées, des motifs floraux et des couleurs vives… Vu votre style, ça devrait vous plaire, qu’elle disait. En fait, tu te rends compte qu’Alice se moque de toi depuis les premières minutes de votre rencontre. Encore heureux, elle croit que tu t’appelles Burt !
Passer de la chemise noire Armani à la chemisette hawaïenne ne se fait pas sans douleur. Le pantalon vert anis n’arrange rien à l’ensemble. Pour un peu, tu remettrais ton jean humide. Devant le miroir, tu ressembles à un mélange entre Thomas Magnum et Jessica Fletcher : so eighties !
Alice se retient de pouffer de rire, rien qu’en te regardant.
« - Même les vieux gays du marais ne peuvent pas s’habiller comme ça ! »
« - Détrompez-vous Burt, et ouvrez votre esprit : si je vous disais qui fréquente ma boutique, vous n’en reviendriez pas ! »
Tu préfères éluder la question.
Il est 21h30. Tu prends le volant de la Fiat 500, Alice à tes côtés.
« - Pour aller vers la Butte Montmartre, il y a plus court, comme itinéraire… »
« - Je sais, nous allons faire un petit détour »
« - Ah bon ? On fait du tourisme maintenant ? C’est bien de prévenir : je croyais que vous étiez pressé de retrouver votre femme… parfois, je suis d’une naïveté ! »
Un sourire te vient aux lèvres. Alice est tout, sauf naïve.
« - La clef USB, le bouillon… vous avez lu le message, comme moi ! »
« - Euh, ouais, le bouillon, je vous ai même vu en sortir… vous avez trouvé la clef au fond ? »
« - Non, le bouillon, c’est un code… c’était un code qu’on utilisait, Steph et moi, pour évoquer notre restaurant favori. S’il a caché les preuves là-bas, c’est qu’il se sentait menacé depuis quelque temps… Je ne comprends pas pourquoi il ne m’a rien dit… »
« - Il cherchait peut-être à vous protéger, vous et Rebecca… »
Tu t’arrêtes en double file, rue du Faubourg Montmartre. Tu demandes à Alice de t’attendre dans la voiture. Tu n’en auras pas pour longtemps. Au fond d’une cour intérieure, se trouve le plus ancien restaurant parisien encore en activité. Depuis le XIXème siècle, l’enseigne est restée inchangée. Elle indique « BOUILLON CHARTIER».
On entre chez Chartier par une haute porte à battants. A l’intérieur, le décor rappelle, dans ses moindres détails, la brasserie d’il y a deux siècles. Le temps n’a pas de prise sur ce lieu, que tu connais depuis ton enfance. Une scène du film « Le Guépard », avec Alain Delon, a même été tournée ici. Il y tenait la vedette avec… Burt Lancaster ! Ton père, Richard, travaillait dans une société située à deux rues de là. Chartier, c’était sa cantine. Celle où tu venais parfois le rejoindre, avec ta mère, avant d’aller voir un Disney au cinéma Le Rex. Par la suite, tu as continué à fréquenter cet endroit, à la fois typique et atypique. Tu y as traîné tes premières conquêtes, puis tes rares amis, tes collègues… Avec Steph, vous aviez l’habitude de vous asseoir à la table à gauche, derrière l’escalier. Aujourd’hui encore, tu penses qu’on y sert les meilleures frites de Paris. Mais tu n’es pas certain d’avoir le temps de les goûter…
François, le chef de rang, t’accueille chaleureusement.
« - Monsieur Rosen, ça fait plaisir de vous voir, surtout avec d’aussi jolies couleurs - il s’approche de ton oreille pour te murmurer, sur le ton de la confidence - Il reste encore de l’entrecôte : je vous en mets une de côté ? ».
Tu lui expliques que tu n’auras pas le temps de profiter de ce privilège des habitués, mais que tu dois rejoindre ta place habituelle…
L’une des particularités de Chartier est que le restaurant se compose uniquement de grandes tables, que les convives partagent, le temps d’un repas, qu’ils se connaissent ou non.
En l’occurrence, il y a, à côté de toi, un couple d’australiens, en train de disserter sur les mérites comparés des vins français et de ceux originaires du pays des kangourous.
Tu prends un morceau de pain dans la corbeille, puis un second… L’émotion, plus la natation, ça creuse… Dommage que tu n’aies pas de temps pour l’entrecôte !
Tu glisses ta main sous la table. Elle rencontre la cuisse de l’australienne, qui te jette un regard bizarre. Elle doit se demander s’il s’agit d’une tradition française, ou d’une tentative d’établir discrètement le contact. Tu rougis, répondant à son regard par une expression à la fois gênée et décidée, censée signifier « ne vous méprenez pas, je ne cherche pas à vous draguer, mais il faut que j’explore cet endroit pour des raisons strictement professionnelles »… Ta main rencontre enfin le petit renflement que tu cherchais. Steph a scotché la clef USB sous la table : elle se trouve pile poil au niveau de ta voisine de l’hémisphère sud. Tu commences à gratter le bord du scotch avec ton ongle, lorsque tu sens, contre le dos de ta main, celle de l’australienne, qui commence à te caresser, l’air de rien. Bordel. Comme quoi, l’interprétation des expressions du visage, cela reste subjectif.
Au même instant, François s’approche, armé de son stylo.
L’autre particularité de chez Chartier, c’est que les commandes sont écrites sur les nappes en papier, de même que les additions, toujours effectuées manuellement par les serveurs. Ces derniers doivent se montrer rapides, efficaces et bons en calcul, s’ils veulent avoir une chance de rester en poste plus d’une semaine.
Tu commences à expliquer à François que tu ne vas pas pouvoir rester. Il fait comme s’il ne t’entendait pas et prend ta commande. Tu regardes ce qu’il écrit :
Deux types bizarres ont demandé après vous. Je leur ai dit que vous étiez de l’autre côté du restau. Partez maintenant !
Tu lui signifies merci du regard, tout en délivrant la clef USB de sa cachette et ta main de l’étreinte de l’australienne émoustillée.
En te levant, tu jettes un coup d’œil vers les tables du fond. Deux men in black, debout, sont en train de balayer la salle du regard. Ton cœur fait un bond dans ta poitrine lorsque tu reconnais ton agresseur du garage. Tu accélères le pas vers la porte. Le pantalon vert et la chemise hawaïenne te font gagner quelques précieuses secondes, le temps pour le tireur de reconnaître sa cible de l’après midi. Ça y est. Ils se précipitent dans ta direction. Tu attrapes une chaise. Tu balances un grand coup d’épaule contre la porte battante, et t’engouffres vers la sortie, la chaise toujours en main. Lorsque le battant se trouve enfin à l’extérieur, tu coinces la chaise en travers.
Ils ont eu beau courir, ils sont bloqués à l’intérieur. Sans doute pas pour longtemps. Tu entames un sprint. Alice t’attend, au volant de la Fiat 500, moteur en marche. Vous démarrez en trombe, juste au moment où le premier des tueurs débouche dans la rue.
(à suivre...)