Non, je ne parle pas ici du « pragmatisme » au sens commun, celui d’une attitude uniquement basée sur l’opportunité à saisir, d’une idéologie de l’absence d’idéologie, qui sied si bien à nos politiques quand ils veulent justifier des mesures impopulaires (car les mesures populaires, elles, c’est-à-dire celles qui iraient dans le sens de ce que souhaite le plus grand nombre, sont toujours « comme par hasard », « empreintes d’idéologie », voire « dogmatiques », bref : « non pragmatiques »).
Je parle du courant philosophique initié aux Etats-Unis au cours du XIXème siècle par des auteurs comme Peirce, James et Dewey . On raconte que lorsque Peirce se rendit compte de la manière dont sa philosophie, qu’il avait nommée « pragmatisme », était exploitée par les journalistes pour justifier le sens commun de la doctrine, il proposa de changer le terme en « pragmaticisme », mais le mot original a survécu. Pendant longtemps spécificité de l’Amérique du Nord, puis contesté sur son sol même par d’autres courants, comme l’empirisme logique (après notamment l’exil vers les Etats-Unis des principaux porteurs de cette dernière doctrine, comme Carnap), le pragmatisme s’est considérablement renforcé ces dernières décennies avec les apports de Putnam , Rorty ou Davidson , et a atteint l’Europe. Dans le dernier numéro de « Philosophie Magazine », Bruno Latour prétend être le seul représentant français de ce courant. Or, si l’on en croit un spécialiste français comme Jean Pierre Cometti, on peut comprendre le pragmatisme en un sens très large qui pourrait tout aussi bien inclure Michel Foucault voire Jean-Paul Sartre et Pierre Bourdieu.
C. S. Peirce - W. James
D’abord un anti-essentialisme : on reconnaîtra entre tous ces philosophes le point commun de refuser de se référer à des entités avec majuscule, le Vrai, le Beau, le Bien. C’est ce que nombre d’entre eux, à commencer par Habermas, expriment par le rejet de la métaphysique. Cette vision des choses exerce d’abord ses effets à propos de la notion de vérité. Si Foucault et Rorty se retrouvent embarqués dans la même croisière, c’est parce qu’ils situent la vérité non pas dans un monde d’essences a priori, mais dans des procédures à établir. La vérité est un résultat et non un commencement. Elle s’éprouve, se construit, se confirme dans des méthodes qui ont mis du temps à être rodées et consacrées. Elle dépend de ces méthodes. Dans des textes fameux et fondamentaux (bien qu’aujourd’hui délaissés) comme « l’Archéologie du savoir » (qui date de 1969), Foucault se donnait pour but de démonter les mécanismes par lesquels, dans l’histoire, des formations discursives se mettaient en place pour parler d’objets n’ayant rien de « naturel » en eux-mêmes, mais eux aussi apparus avec le temps, comme la folie, la langue ou l’échange économique. De là à penser que les vérités sont simplement les énoncés et assertions qui nous sont utiles à un moment donné pour avancer plus loin dans un programme de recherche (une « enquête » comme disait Peirce), il n’y a qu’un pas. James, par exemple, voyait le « vrai » comme « ce qui est avantageux pour notre pensée ». Habermas, lui, rejette l’idée de Raison a priori, en tant que quelque chose de transcendantal, donc de métaphysique, pour construire une théorie au terme de laquelle une « raison » sera bien construite, celle qui émerge des dialogues argumentatifs qui peuvent se tenir dans un espace idéal de l’interlocution.
Le refus de l’idée de vérité s’explique par les difficultés mêmes du concept : la théorie de la correspondance (« est vrai ce qui correspond à la réalité ») échoue parce qu’il n’y a aucun moyen de la mettre en pratique : il faudrait adopter le « point de vue de Dieu » (Putnam) pour juger d’une telle correspondance (on notera aussi les difficultés et paradoxes de cette conception, illustrés dans la fameuse figure de la carte et du territoire : la carte est d’autant plus « vraie » qu’elle correspond au territoire, mais à la limite, en ce cas, elle coïncide point par point avec le territoire et n’est plus une « carte », c’est-à-dire n’est plus un symbole mais la chose même). La vérité-cohérence échoue aussi. On peut imaginer des théories parfaitement cohérentes, mais contradictoires entre elles, pour « expliquer » les mêmes phénomènes (ceci fut le cas avec la théorie corpusculaire et la théorie ondulatoire de la lumière). La « cohérence » ne serait donc pas en ce cas un critère suffisant.
L’idée de la nécessité de recourir à des arguments pragmatiques apparaît nettement dans l’histoire fameuse inventée par le philosophe américain Nelson Goodman du prédicat « vleu » qui s’applique à tout objet qui est vert avant l’instant t et qui est bleu après l’instant t. Considérons toutes les émeraudes que nous observons avant l’instant t : nous trouvons qu’elles sont vertes. Si nous voulons généraliser nos observations, nous pouvons déclarer que les émeraudes sont vertes, mais nous pouvons dire aussi qu’elles sont vleues… cela signifie que toute suite d’expériences passées peut donner lieu à des généralisations qui sont en réalité arbitraires, or il se trouve que nous choisissons certaines avec beaucoup d’assurance. Cette assurance ne vient alors pas de la régularité observée d’une suite mais d’autres types de régularités, à savoir celles de nos pratiques, d’où le recours implicite inévitable au pragmatisme.
Les pragmatistes remplaceront donc l’idée de vérité par celle d’acceptabilité garantie. Et tout le débat (par exemple entre Putnam et Rorty) résidera dans le fait de savoir si nos normes et critères en action vont permettre d’approcher idéalement (je dirais « tangentiellement ») une réalité stable ou s’il faut aussi se passer de cette dernière hypothèse. C’est le débat qui existe, semble-t-il, autour du relativisme. Un certain pragmatisme débouche inéluctablement sur le relativisme : il pourrait exister des normes et des valeurs distinctes dans des mondes séparés aboutissant à reconnaître dans ces mondes des « vérités » également distinctes.
Mais ne peut-on objecter qu’il existe des domaines où surgissent bel et bien des « vérités » ? L’un de ceux-ci est évidemment les mathématiques. Il faut d’ailleurs noter à ce sujet que la réflexion des philosophes dont il est ici question s’aventure rarement sur ce terrain. Peut-on concevoir des mondes où la racine de 2 ne serait pas un irrationnel ? ce serait comme si on envisageait un monde où les cercles ne seraient pas tels qu’en tout point la droite tangente ne serait pas orthogonale au rayon, or par construction même, il est impossible d’arriver à un tel résultat. Comme le pense un Alain Badiou (irréductible adversaire des pragmatistes, du moins je le pense), il y a bien des Vérités : par exemple en mathématiques. Dans d’autres domaines aussi prétendrait-il : en Art et même… en Amour. Voilà qui est complètement monstrueux pour le philosophe pragmatiste qui, au contraire, au sujet de l’art, voudra retirer toute majuscule et prétendra qu’il n’existe aucune définition de l’art qui tienne la route puisque quelle que soit la définition choisie, on trouvera toujours une pratique artistique non couverte par la définition. Mais c’est là accorder une aura bien faible à la notion d’art. Comment justifier que de grandes œuvres musicales, comme un air de Verdi ou bien une sonate de Schubert « transcende » les époques et réussissent à émouvoir encore aujourd’hui une jeune personne ? La « distinction » bourdieusienne est ici de peu de valeur explicative…
Un champ d’application inépuisable du pragmatisme concerne la politique, et particulièrement la pensée de « la démocratie » (Rorty y a consacré beaucoup de pages). Par là, on en viendrait presque à douter que la différence soit si grande entre la philosophie issue de James et Peirce et l’acception commune dans la bouche de nos politiciens. L’idée est de réfléchir à la démocratie en tant que « forme de vie » et non en tant que système défini par des normes abstraites. Là encore, un « idéal » apparaît : celui d’un espace neutre et homogène à l’intérieur duquel les individus interagiraient par le dialogue et la discussion jusqu’à ce que des voies se stabilisent permettant… « l’épanouissement de tous ». Et le philosophe se contenterait de se mêler à la masse des pratiques en interaction dans ce tout social.
N’est-ce pas un peu vite oublier que loin d’être neutre et homogène, notre espace social est traversé de ruptures et de fossés qui rendent tout simplement un tel idéal hors d’atteinte… Je rangerais donc volontiers cela au rayon de la naïveté de la philosophie.