Rarement les mots qui vont suivre n’ont été si difficiles à introduire tant ils me mettent face à mes certitudes, mes négligences, mes contradictions ou mes petites névroses. C’est la dernière lettre de N. que je publierai en deux fois. Une cette nuit, une demain. Tu comprendras peut-être.
Nous tissons des liens qui se tendent et se détendent au fil de nos Histoires.
Que reste-t’il à la fin, quand les jeux sont faits et que les issues sont bouchées ? Que reste-t’il quand il n’y a plus de route, que la falaise se fait raide et que le vent souffle ? Pourquoi cherchons-nous ces ancrages, ces attachements ? Par vanité, par intérêt ou par philanthropie ? Par nécessité ?
La nécessité d’être Quelqu’un, pour quelqu’un d’autre. La nécessité d’être soutenu quand la route se fait rude. La nécessité de se sentir capable de soutenir. Le besoin d’être utile ? Peut-être.
La seule certitude que nous avons, c’est que nous sommes tous là. Au même endroit. Au même moment. Et qu’à partir de là, les possibilités sont infinies.
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« Chère C.,
Il fait une chaleur étouffante. Il y a dans l’air une lumière tremblée qui décourage. Ces quelques mots échangés m’ont rempli de tristesse et de nostalgie. J’ai l’impression de voir s’éloigner un être qui m’est cher. De voir mourir une relation à laquelle je tiens sans doute plus que vous. Mais on ne peut être seul à maintenir un fil, si ténu soit-il. On ne peut être seul à entretenir une amitié.
Oh vous avez été charmante, comme toujours. Vous excusant avec beaucoup de convictions, de vos silences, de vos absences. Évoquant un épuisement, une lassitude qui me questionnent. Reprochant à votre travail de vous capter tout entière. Projetant un futur où nous nous croiserons peut-être. Mais vos mots ont sonné creux. Vos explications m’ont laissé sur le bord de la route. Je sais que vous avez éprouvé en me répondant, un remords, un regret et c’est un sentiment que je déteste provoquer. Vous voir vous débattre dans des explications que je veux bien entendre mais qui ne résistent pas à l’analyse m’a attristé et éloigné un peu plus. On a toujours du temps pour les êtres qu’on aime. On se libère toujours lorsqu’on le veut. Et si l’on va mal, c’est à ses amis que l’on s’adresse d’abord.
Et je sais pourtant que moi-même je me suis éloigné de bien des gens. J’ai manqué à bien des amis. J’ai laissé mourir bien des relations. Et j’ai éprouvé comme vous le remords et le regret de ces abandons tranquilles. Comme vous je ne les ai pas empêchés. Comme vous j’ai laissé filer entre mes doigts ce cadeau qu’est l’attention des autres, leur affection, leur tendresse. Comme vous j’ai accusé mon travail. Et comme vous peut être, je sais que j’ai menti. Il en va de nos relations d’amitié comme de l’amour : elles passent. Et même si subsiste de la tendresse, de l’affection, manque l’essentiel : le besoin, la nécessité de l’autre, le sentiment du partage et de la réciprocité.
Je n’aime pas peser sur les gens. Je n’aime pas être un remords, un regret, ou un poids pour les autres. Trop d’orgueil sans doute. Et c’est un gros défaut lorsqu’on prétend s’intéresser aux êtres. Curieusement cette faille qui fut longtemps présente dans mes relations amoureuses avant de trouver la réponse à mes questions, je la retrouve dans mes relations d’amitié et je ne sais pas m’en guérir : j’ai besoin de me sentir nécessaire. Je réalise en traçant ces mots la part de ridicule qui s’y attache. Et j’ai la lucidité de leur grotesque. «Je veux être aimé.» criait un petit garçon que j’ai bien connu. Et ce besoin d’amour, cette aspiration à être indispensable à mes amis, je vois bien tout ce qu’elle peut avoir d’égoïste. Je sens bien qu’elle est inutile et peu généreuse. Mais même si je ne cesse de questionner le petit garçon que j’étais et qui semblait ne jamais recevoir assez d’amour, je ne résous pas cette question, je ne réponds pas à ce manque. Et je demande trop sans doute aux autres.
Mais… Comment dire ? Je sens aussi en vous une telle indifférence à tout ce qui n’est pas vos désirs, vos envies, vos caprices, un tel détachement pour tout ce qui ne sert pas vos ambitions, une si facile résignation pour l’abandon et l’oubli que je suis un peu effrayé. Il faut là aussi sans doute creuser dans votre enfance, et je veux croire qu’il y a bien des raisons à cette ambition. Qu’il y a bien des explications à cette dureté. «Tout comprendre, c’est tout pardonner.» disait un philosophe dont j’ai oublié le nom. Peut-être… Sans doute. Je ne sais pas.
J’avais le sentiment depuis quelque temps de mendier votre amitié. De courir derrière une relation qui s’effilochait. L’intuition que vous vous forciez à cette relation, comme si je vous poursuivais d’un sentiment qui vous pesait parce que vous ne saviez pas y répondre. Tout d’un coup, j’avais l’impression de jouer le rôle de l’amant transi, mais je n’ai jamais été amoureux de vous. Je n’ai même jamais fantasmé sur vous. « Je ne vous aime pas Marquise… » disait Musset. Non, j’avais besoin de votre amitié, et heureux de vous offrir la mienne. Mais ça n’était pas de l’amour. Et même si votre beauté vous vaut de multiples, continuelles et harassantes sollicitations, je n’étais pas dans cette attente. Mais vous le savez très bien. Vous connaissez ma vie.
Cet éloignement, cette absence, ces mots qui se perdent dans le vide et qui ne me renvoient qu’un écho déformé, imprécis et peut être même fantasmé, je crains qu’ils ne soient le signe irrémédiable d’un achèvement, la marque d’une indifférence qui me peine. Est ce que tout cela était réel? Avons-nous vraiment été amis ? N’ai-je pas voulu cette relation plus que vous ? Ai-je oublié qu’en amitié comme en amour, il n’y a pas de sens unique ? Je vous en veux un peu aujourd’hui, et pourtant je ne peux pas, je ne veux pas m’exonérer de mes responsabilités. On ne commande pas l’amitié, pas plus que l’amour. Les êtres ne sont pas à notre disposition. J’écris tout cela un peu en vrac, dans un désordre qui ressemble à ma vie, mais vous comprendrez, j’espère, ce besoin de comprendre, vous pardonnerez peut-être ces reproches qui n’en sont pas. Je me sens orphelin d’une affection que j’ai trop rêvée. Je ne suis pas, ou plus, dans votre vie et il n’y a pas à vous en vouloir. Il y a à comprendre comment nous pouvons construire des châteaux de cartes. Il y a à saisir la fragilité de nos attaches. En somme à comprendre ces liens que nous tissons dans notre coin, oubliant que les autres sont différents, ailleurs, comme dans un autre monde.
À suivre.
« We all go ’round and ’round
Partners are lost and found
Looking for one more chance
All I know is,
We’re all in the dance »Pour écouter la version anglaise du morceau, c’est ici…