Le conteur proliférant publie trois livres à la fois
Antoine Volodine et ses éditeurs ont voulu « faire fort » pour cette rentrée littéraire française, et leur «coup » sort assurément de l’ordinaire. D’abord parce qu’il focalise l’attention sur un romancier qui ne manque pas d'originalité, créateur d’un univers foisonnant et largement reconnu pour la vingtaine de romans qu’il a publié sous son nom. Ensuite par la révélation du fait que, depuis des années, ce même Volodine a publié une autre vingtaine de romans sous les noms de Manuela Draeger, de Lutz Bassmann et d’Elli Kronauer, participant de la même inspiration «post-exotique», selon le terme fondé et théorisé par l’écrivain.
Voici donc que paraissent simultanément, chez trois éditeurs différents, trois romans signés Volodine, Draeger et Bassmann, dont la lecture «croisée» donne un nouveau relief et de nouvelles arborescences au monde selon Volodine.
Or, comment caractériser ce fameux post-exotisme ? Disons qu’Antoine Volodine a conçu, sur les décombres encore fumants des révolutions, des guerres et autres génocides du XXe siècle, sur fond d’utopies sans lendemain, un univers romanesque qui touche à la fois aux genres plus ou moins marginaux de la science fiction (à quoi se rattachent ses premiers livres), de la fiction onirico-politique ou du polar fantastique, dans le sillage des visionnaires à la Kafka, Buzzati ou Kadaré, toutes proportions gardées. Ses livres se déroulent dans des décors de ruines, où se multiplient des récits jouant sur des réminiscences historiques recyclées (la « bolcho Pride » des Onze rêves de suie, de Manuela Draeger) ou des échappées vers de multiples ailleurs, avec des inventions architecturales ou dramaturgiques aussi inventives que leur bestiaire. Les contes apocalyptiques racontés à ses enfants par Gordon Koum, dans Les aigles puent de Lutz Bassmann, évoquent des lendemains de catastrophe nucléaire bien différents des personnages «soviétiques» des Onze rêves de suie, et pourtant l’horizon de ces récits « post exotiques» est le même que celui dont parle Linda Wood dans le Discours aux nomades et aux morts du recueil Ecrivains de Volodine. Dans un monde où l’ordre de «laisser toute espérance» semble prévaloir, l’imagination poétique et narrative devient gage de survie, jusque dans ses formes les plus dérisoires: ainsi de cet écrivain, emprisonné pour terrorisme, qui invente des listes de nouveaux mots dans sa cellule alors que le hante l’idée du suicide.
L’univers de Volodine traduit en somme le désenchantement d’une génération (il est né en 1949 ou 1950, selon les versions…) marquée par les désastres du XXe siècle, et l’effort d’échapper à la fois à la résignation grégaire et au cynisme. C’est un monde «catastrophiste» et ludique à la fois, que sauve une certaine poésie. Entreprise littéraires d’envergure, l’oeuvre en cours de Volodine le chamane et de sa tribu délirante n’en reste pas moins marginale, et son approche de l’Histoire reste à discuter...
Triptyque en labyrinthe
Antoine Volodine est à la fois conteur et théoricien grave de ce qu’il raconte en toute fantaisie, dont la meilleure illustration reste Le post-exotisme en dix leçons, leçon onze paru chez Gallimard en 1998. Mais cette alternance du récit et de sa propre glose ne cesse en outre de se développer dans les multiples ouvrages procédant du post-exotisme, depuis Biographie comparée de Jorian Murgave, publié par Volodine chez Denoël en 1985.
Au nombre des auteurs post-exotiques, dont une des particularités est l'impatience d’assassiner les assassins, afin d’éradiquer le crime (notamment le crime d’Etat) à leur façon, Linda Woo, qu’on rencontre dans Ecrivains de Volodine, théorise ainsi, avec son Discours aux nomades et aux morts, ce que Mathias Olbane, protagoniste du premier portrait du même livre, a vécu en cellule et continue de vivre, frappé d’une maladie atroce, dans sa chair meurtrie.
Comme des poupées russes, que Volodine excelle à manier autant que la langue de Gogol, de Platonov ou de Zamiatine, qu’il prolonge en mineur, les trois livres s’emboîtent et se déboîtent dans un labyrinthe à multiples «entrevoûtes» et autres passerelles qu’un Enki Bilal illustrerait à merveille...
Antoine Volodine, Ecrivains, Seuil; Manuela Draeger, Onze rêves de suie, L'Olivier; Lutz Bassmann, Les aigles puent, Verdier.