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Bessie

Publié le 02 septembre 2010 par Sophielucide

San Francisco 114Bessie emballa avec soin la bouteille qu’elle destinait à son fils pour son anniversaire avant de la caler au milieu de sa valise entre deux rangées de vêtements. Elle inspecta le résultat de ce parfait ordonnancement avec contentement avant de couvrir le tout de trois robes qu’elle plia en deux dans le sens de la largeur. Elle hocha alors la tête, retira la dernière couche de vêtements, s’empara de son petit appareil photo, prit trois clichés qu’elle jugea, du même hochement de tête, satisfaisant, avant de replacer ses robes (une bleue-marine, une noire, une grise) et boucler sa valise. Elle poussa un soupir plaintif en se laissant aller sur le lit qui se mit à grincer, posa une main sur la malle et semblant soudain prise de panique, se leva brusquement pour soupeser son bagage. Rassurée, elle allait à présent pouvoir s’occuper du petit sac qu’elle composerait de quelques éléments indispensables à sa survie si par malheur sa chère valise lui était soustraite ; l’époque était instable.

Cette perspective la fit blêmir, elle songea un instant à la bouteille, envisagea de la placer dans le sac qu’elle conserverait par devers elle, mais ne parut finalement pas convaincue par cet énième plan. Couchée et calée entre les vêtements, la bouteille voyageait dans les meilleures conditions, alors que dans son sac, entre sa trousse de toilette, les deux livres retenus, et même enveloppée du petit lainage de cachemire qu’elle prévoyait pour parer à la climatisation poussée à fond dans l’avion, le grand crû réservé à son non moins grand garçon monopoliserait l’ attention qu’elle avait déjà prévu de destiner à une toute autre tâche pendant la durée du périple. Elle poussa un petit cri rageur en serrant les deux poings, se maudit de se perdre en tergiversations aussi oiseuses alors que la probabilité qu’elle puisse rater l’avion commençait déjà de nouer son estomac.

Sur le site internet consulté il y a quelques minutes, aucune grève des transporteurs n’avait été mentionnée mais Bessie n’avait hélas pu tirer aucun renseignement en ce qui concernait le trafic routier entre 8 heures et 8 heures trente, temps du trajet estimé de son domicile à l’aéroport à cette heure matinale. Peut-être aurait-elle dû commander son taxi plus tôt. Si ses calculs étaient exacts, et dans les conditions optimum, elle serait sur place une heure et quart avant l’heure d’embarquement exigée sur le récépissé qu’elle consulta encore avant de le replacer sur la table de nuit, juste à côté du réveil. Le réveil ! Et s’il ne sonnait pas ? Elle ne se souvenait même pas quand elle y avait placé des piles neuves pour la dernière fois…Ce serait bien le comble mais gâcher des vacances pour cette négligence ruinerait jusqu’ à son existence. Elle appela aussitôt le service de réveil automatique et dans la foulée programma son portable. Le chargeur de batterie ! Mon Dieu ! Elle l’avait placé près de la machine à café pour ne pas l’oublier mais ce choix était-il réellement judicieux ? Rien de moins sûr ; elle courut jusqu’à la cuisine, s’empara du chargeur qu’elle brancha à la prise à côté du lit, y connecta son téléphone dont la batterie n’affichait aucune défaillance. Il était pourtant arrivé, il y a quelques semaines de cela, que le mobile se décharge sans raison durant la nuit. Elle se félicita d’avoir pensé à cette éventualité et jetant un coup d’œil à sa montre, qu’elle remonta machinalement, décida de s’accorder une pause.

Si elle dînait maintenant d’un repas léger n’incommodant pas son sommeil, elle aurait une chance, même infime, de déféquer au réveil. Se sachant victime de constipation chronique à chacun de ses changements de rythme, Bessie anticipait l’angoisse de ne pas observer sa crotte matinale vingt-deux minutes après son petit déjeuner. Sauf qu’elle avait décidé de ne pas prendre de café le lendemain afin de ne pas exacerber l’intense nervosité présidant son voyage. Elle faisait les cent pas dans l’appartement en pensant à la cigarette posée sur la cheminée. La cigarette de vingt et une heures sensée la fatiguer. La cigarette-récompense qui décompense…L’envie irrépressible de la fumer maintenant la tenaillait en même temps qu’elle se complaisait à justement ne pas y succomber. Il est toujours rassurant de mesurer la volonté de fer composant sa qualité première et elle aimait par-dessus tout se placer en position de lutte, celle-là même qui la rendait vivante. Elle soupesait ainsi la « force tranquille » qui la caractérisait. Elle sourit. A l’aube de ses soixante ans, Bessie était parvenue à une maîtrise quasi parfaite de toutes ses émotions. Le contrôle absolu qu’elle avait fait subir aux autres avec acharnement, lui attribuant parfois le rôle controversé de tyran bien-aimé, elle ne le connaissait que trop pour ne pas s’offusquer que tout un chacun ne le juge indispensable au déroulement d’une vie que l’on souhaite aboutie.

Tandis qu’elle grignotait la tartine de pain grillé accompagnant son bouillon de légume qu’elle avait fait mijoter dans l’après-midi, elle se laissa aller à la rêverie, qu’accompagnaient, tel un métronome, les mouvements frénétiques de sa mâchoire. Elle ressemblait ainsi à un petit rongeur, tenant son morceau de pain des deux mains, le regard fixe, le corps parfaitement immobile excepté ce mouvement compulsif à l’origine du petit bruit du toast broyé entre ses dents. Une fois la soupe avalée, le petit bol lavé, essuyé et rangé, le restant de soupe conditionné dans un Tupperware et placé dans le congélateur, elle s’accorda un demi-verre de vin rouge, qu’elle but à la fenêtre de la cuisine, qu’elle ouvrit en grand afin que la fumée de sa cigarette n’empeste pas l’appartement.

A suivre…


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