# 71 — toctocage et fuite en raie mineure

Publié le 03 septembre 2010 par Didier T.
Je m’en rends compte, mes chers compatriotes de métropole et d’outremer, revenir céans ramener ma fraise impromptue alors que depuis un temps certain je ne participe plus à nos e-agapes, voilà qui constitue un cas d’indélicatesse flagrante qu’un honnête homme ne manquerait de qualifier de ‘malpolie’, ou pour le moins de ‘primesautière’. Que celles et ceux qui s’en sentiraient offusqués daignent faire preuve d’indulgence, comme on dit, s’ils en ressentent le besoin, ou un truc du genre. Il s’en trouvera j’espère un(e) ou deux parmi vous pour abonder en ce sens incertain. À chacun ses perversions, n’est-ce pas?
Je repasse vite fait chez les Tintines, déjà pour vous dire bonjour. Hé oui, pas encore mort le vomito du bandeau, dommage pour ceux qui ne m’aiment pas, mais ça viendra bien un jour, gardez la foi.
Je vous lis, un peu en diago depuis un moment j’avoue, mais je vous lis. Pas le temps de causer politique pour exposer les arguments des ‘méchants’, comme j’aime parfois à faire dans le grand e-barnum arachnéide, pour le plaisir et l’hygiène. Pardonnez donc ma non-réaction au drame des romanos giclés en grappes de leur tas de planches pourries recouvertes de bâches percées avec des poules qui courent partout au milieu de gamins morveux qui ne font rien qu’à nettoyer des pare-bise déjà propres et ce dès qu’on rencontre un feu rouge en ville, entre autres, pour rester politiquement korrekt, ach zo. Plus tard, on en recausera. Si d’ici là ça intéresse encore quelqu’un, vu qu’on sera passé à autre chose, allez savoir quoi, Sarkozy trouvera bien un truc, il n’a pas été élu par hasard, quand même.
À part ça, j’espère que ça va bien pour tout le monde.
Je passe aussi vous raconter une étrangeté qui m’est arrivée le lundi 3o août dernier, si je peux encore me fier à ma mémoire. J’ai un léger doute mais je crois que je le peux, m’y fier. J’espère. Sinon, Seigneur, préparez-vous à accueillir en toute mansuétude une brebis pas que galeuse, j’ai quand même été votre enfant de chœur assidu pendant six mois en 198o, merde, ça devrait compter dans mon pour l’instant triste bilan, non? Non, ça compte pas? Ah, ben tant pis, alors, on fera sans, on a l’habitude, ‘faire sans’. Y’a vraiment pas de Justice, en ce bas-monde. Remarquez, depuis le temps on s’en doutait un peu. Mais on s’en fout, au fond, quand on y pense vraiment, pour peu qu’on ait du temps à perdre en raisonnements spécieux, tel celui-ci.
Bon. Tentons d’être concis, pour une fois, surtout que j’ai un peu autre chose à brasser. Ah, concis, ça ne va pas être facile, bon sang. Mais essayons. Tu assures mes arrières, korrigan? Et n’oublie pas ce que le monsieur t’a dit lundi dernier, si tu ne veux pas mourir puceau. Alors assure, korrigan, je ne peux regarder en même temps devant et derrière. Derrière, c’est ton job. Assure. Et tentons d’exposer tout ça de manière rationnelle, oui.
Ahumpf.
Ahumps humpf humpf.
Sans vouloir vous commander, avant d’attaquer votre lecture je vous conseille d’aller faire un tour sur ‘deezer’ et d’écouter ‘toccata et fugue en ré mineur’ de Jean-Sébastien Bach, dans l’interpétation qu’en a réalisé monsieur Jean Guillou. Ça dure 8’24”, vous n’en mourrez pas. À se déguster au niveau sonore d’un Airbus qui décolle, comme si c’était ‘stairway to heaven’ ou ‘child in time’ ou ‘brothers in arms’.
Je serais vous j’irais en préambule, mais c’est vous qui voyez.
# 71 — TOCTOCAGE ET FUITE EN RAIE MINEURE
Ce lundi 3o août 2o1o, figurez-vous que j’ai reçu de la visite à mon domicile. Je venais de me lever à l’heure où en temps normal je me couche, ou pas loin, vu qu’il était cinq heures du matin. J’étais dans mon Birou, assis sur ma chaise Ikéa devant un litre de café ‘marque repère’ —noir, bouillant, sans sucre. Je relisais un paragraphe à polir pour paufiner la musique, virer les scories, rajouter quelques dégagements aussi sournois que masqués, poser des écoutilles humoristiques pour tenter de rendre réjouissant à lire des trucs vraiment pas drôles en soi, filouter un peu l’ensemble à la ‘ni vu ni connu’ pour qu’à votre réprobation s’ajoute un sourire à votre corps défendant, tout ça. La routine, quoi. Et voilà que ça frappe à la porte de mon Birou, voyez vous. Je me dis: “bon dieu, c’est pas le moment, mais qu’est-ce qu’elle fout debout à cette heure hindouiste?”. Mais comme je suis devenu un vrai adulte responsable, je suis allé ouvrir la porte au lieu de l’arroser à l’Uzi comme le bon sens le suggère à une heure pareille quand on est tout seul à bord et sans visite prévue. Logique, quoi. Et bien m’en a pris d’ouvrir la porte, vu que, heu... comment dire? Derrière il y avait quelqu’un, que je ne connaissais pas. Un homme, 5o et quelques balais, ou 65, habillé genre ‘enterrement de vie de garçon’, ah oui, une tenue à jouer le rôle d’un cocu dans une pièce de l’ancien Molière. Ah. Oui? Il veut quoi, le malade visiblement pas trop imaginaire?
— “Je me présente: Jean-Sébastien Bach.”
À cinq heures du matin ça cause son effet, un tel visiteur de l’aube, dans son costume de scène. Jean-Sébastien Bach (1685-175o) qui frappe à ma porte et qui se présente, ah ça, à cinq heures du matin dans le trou du cul de mon monde. Pourtant je croyais trop bien connaître mes limites, détenir encore un peu de marge avant le fossé. Bon, Jean-Sébastien Bach qui se ramène... “que faire?”, comme se demandait Lénine, du temps qu’il n’était pas encore momifié comme une fiotte égyptienne ou feu l’animal de compagnie d’une riche californienne. Oui, “que faire?”. Je suis centriste maintenant, je ne dois jamais l’oublier, je vote Bayrou, alors on n’ouvre pas le tiroir et on reste poli.
— “Bonjour, monsieur Jean-Sébastien Bach. Belle livrée que vous avez là tout plein de naphtaline, si ça existe encore de nos jours. Et la perruque, wow... du Louis XV ou pas loin, sûr, on dirait que vous avez de posé sur la tête l’abominable chienchien de la voisine, celle qui est en train de crever d’un cancer généralisé. Méfiez-vous monsieur Bach, son chienchien est tout petit mais il mord fort, ce bâtard, il mord jusque la main mourante qui le nourrit encore parfois, c’est dire son niveau intellectuel à ce gibier de piqûre définitive, mais bon, c’est votre problème, j’ai les miens, à chacun sa merde, comme on dit. Que puis-je pour vous, monsieur Jean-Sébastien Bach (1685-175o)? Un café, peut-être. Une bière? Vodka? Neuroleptiques? Taupicide? Agent orange? Zyklon B? Césium 137? Mon pied au cul espèce de branque et tire-toi d’ici à jamais?”
— “Hum. Merci jeune homme mais je n’ai hélàs pas le temps de rester festoyer. Vous ne pouvez rien pour moi, c’est l’inverse. Puis-je entrer?”
— “C’est déjà fait, il me semble. Vous êtes au premier étage de ma maison qui est pourtant fermée à clef, sauf erreur de ma part. Je vais encore me faire rouspéter par la Patronne, si elle apprend ça. Mais passons, je vais bientôt me réveiller, j’aimerais bien connaître la fin avant, quand même, par simple curiosité vaguement scientifique. Évitons les considérations oiseuses si c’est possible, depuis quelques semaines mon sommeil est bref. Donc?”
— “Hum hum. Jeune homme, je comprends votre étonnement... mais je suis Jean-Sébastien Bach (1685-175o, oui). Regardez-moi mieux au lieu de froncer les sourcils.”
Beau plus écouter Bob Dylan et Joe Dassin que la Grande Musique Baroque, de visage ce perruqué me disait quelque chose, c’est vrai. J’ai pris le ‘Petit Bébert’ à la lettre ‘B’ et j’ai comparé la photo avec la tronche de mon squouateur de bal costumé. Voui, effectivement... ou alors c’était un clone qui lui avait piqué son costard et sa moumoute, au compositeur du XVIIIè siècle des mièrelu. Peu probable, le premier asile est à cinquante kilomètres et ça use les souliers, cinquante kilomètres à pied, les fous ne sont pas fous à ce point, que je sache.
Donc voilà, soyons lucide, si ce mot a encore un sens vu les circonstances. Admettons qu’en ce lundi 3o août 2o1o à cinq heures du matin, je recevais la visite de Jean-Sébastien Bach (1685-175o) dans mon Birou du XXIè siècle libéral, moi qui me croyais bien à l’abri dans ce bled de bouffeurs de crêpes. Oui, admettons. Bach me regarde. Logique, quoi, vu que dans la famille on recense déjà un cas de schizophrénie et que cette pathologie serait comme qui dirait vaguement héréditaire, à en croire les spécialistes de la question. Pourtant, à part du café je n’ai rien bu ce matin. Je viens de me lever, quand même, je n’en suis pas encore rendu à déboucher ma première bouteille de blanc juste après avoir enfilé mon froc, même si ça viendra. Et ça fait plus de dix ans que je suis de fait hors d’atteinte de la brigade des stups. Alors comment je fais? Je hurle? Je latte? Je méprise? Bon... je vais bientôt me réveiller, de toute façon. Dis-toi ça, pépère, ‘tu vas te réveiller, tu ne risques rien’. Alors autant connaître la fin du rêve, histoire de. Soyons cohérent, jouons le jeu.
— “Ravi de vous rencontrer, monsieur Jean-Sébastien Bach. Comment ça va, la petite famille? Pas trop de boulot en ce moment? Quel temps il fait à Leipzig?”
— “Hum hum hum. Je suis venu avec un ami. Puis-je vous le présenter?”
— “Ouh bah, m’sieur Bach, au point où nous en sommes, n’est-ce pas, vous pouvez me ramener John Lennon ou Adolf Hitler et même les chœurs de l’armée rouge dans mon Birou, alleye, alleye, y’a de la place pour la planète entière dans mes dix mètres carré avec vue sur mer, viendez ô vivants et morts, on s’en tape vu que tout le monde partira à mon réveil. Car je vais me réveiller, sûr. On ne me la fait pas, monsieur Jean-Sébastien Bach (1685-175o).”
Alors un autre type est rentré dans mon Birou, un tout vieux à cheveux blancs mais habillé à la mode d’aujourd’hui, lui, bien que mal boutonné de chemise, encore en charentaises et les cheveux en vrac. Ah oui, il écrasait ferme dans son pantalon, ce pauvre papi que le déguisé avait dû virer de son pieu. C’était cruel à voir. Le soi-disant Jean-Sébastien Bach m’a dit:
— “Je vous présente monsieur Jean Guillou.”
— “Jamais vu. Connais pas. Ouste, du balais, les deux tarés, ça suffit, tant pis, je ne connaitrai pas la fin, il faut que je récupère un minimum avant de me lever, sinon je vais crever avant la fin de l’année. Qui que vous soyez, tirez-vous de mon sommeil par où vous êtes entrés et fermez bien la porte en sortant sinon je vais choper un rhume vu qu’on dort la fenêtre ouverte. Allez, casso les marioles. Je ne veux plus vous voir chez moi, tant le déguisé que le vieil endormi. Vous m’avez l’air du genre ‘désœuvrés’ mais j’ai des trucs à faire, moi. Depuis quand ‘Surprise sur prise’ s’attaque à des anonymes? C’est pourtant pas les célébrités qui manquent, avec tous les surgonflés qui ramènent leur indigence verbeuse à la télé.”
— “Hum hum hum hum hum. Lamentable petit fumier décomposé, je vous présente monsieur Jean Guillou, organiste de renommée mondiale, habitué à d’autres performances que de pianoter l’intro de ‘couleur café’ sur un orgue Bontempi pour impressionner la zoupette qu’il n’a pas l’intention de laisser repartir seule ce soir. Monsieur Jean Guillou, que vous ne pouvez connaître, certes, je le conçois, vu vos pathétiques goûts musicaux, si on peut appeler ce tapage de la ‘musique’, me fait l’honneur de pratiquer mon répertoire à la perfection, et ce depuis avant votre naissance, espèce de dérisoire petit roquet mordilleur. Bien que cela ait exigé qu’il se lève très tôt ce matin, monsieur Jean Guillou a accepté de m’accompagner dans ce gourbi innommable, malgré son temps aussi précieux que compté vu son grand âge et ce qu’il lui reste à accomplir avant de quitter cette vallée de larmes pour rejoindre un monde que certains osent qualifier de ‘meilleur’. Au regard de votre misérable existence dans ce bled de ploucs à maillots rayés et chapeaux ronds, mesurez-donc la nature de l’évènement que représente la présence de monsieur Jean Guillou dans votre chaumière de trucideurs de sardines et autre buveurs de cidre qui dansent toute la nuit comme des parkinsoniens sous LSD au son d’une espèce de baudruche criarde et maniée par des rougeauds congénitaux, sans vouloir vous offenser, ni vous ni votre peuplade d’alcooliques arrièrés et de bonnes à tout faire y compris sucer le fils du patron, espèce de fiente de pigeon constipé. Alors au lieu de vous payer notre fiole, abruti, offrez un café à monsieur Jean Guillou qui en a bien besoin, sinon je vous fait une à une sauter les dents. Je suis Jean-Sébastien Bach, bordel de merde! Est-ce clair, jeune homme?”
Tiens, ça fait longtemps que plus personne ne m’appelle ‘jeune homme’, toujours ça de potable dans ce flot de vomi caractériel. Bon. Je prends note de ces nouveaux éléments qui certes méritent appréciation, n’est-ce pas, en servant un jus à ce Jean Guillou aux yeux en crottes de mouche, avalant moi-même vingt centilitres de café. Mais bon sang, où sont passés mon tabac et mon Zippo?
— “Jeune homme, monsieur Jean Guillou ici présent va vous interpréter ‘toccata et fugue en ré mineur’, que vous le vouliez ou non. Vous n’avez pas idée de ce qui va se passer dans cette, mettons, pièce, alors cessez de jouer les malins. Pigé, mon p’tit gars?”
— “Ah oui mais chez nous, on a juste un vieux bouzouki sans cordes. Votre Jean Guillou, il a pensé à amener son orgue Bontempi?”
— “Hum hum hum hum hum hum hum hum. J’adore. Un orgue Bontempi, Jean Guillou, ‘toccata et fugue en ré mineur’. J’adore. J’adore les petits comiques irrésistibles. Surtout les pénibles qui ne renoncent jamais. Ah, j’adore. Jésus Marie Joseph, mais quelle immondice sans espoir ce type, doux Jésus! On a dû se tromper de maison, c’est pas possible. Bon, J.S, tu prends sur toi et tu te reprends. Hum hum. Jeune homme, tout est à poste, comme il se doit. On n’est pas des amateurs.”, en tendant le doigt vers derrière mon dos.
Alors je me suis retourné en me demandant si c’était bien prudent avec ces deux-là à un mètre de moi, qui avaient en plus l’air d’être copains dans le genre ‘pas seulement venu pour le panorama’. Je me suis retourné quand même vers ce qu’il montrait de son doigt, le Jean-Sébastien mettons Bach, me disant que s’il avait voulu me tuer ce serait déjà fait sans que je m’en aperçoive, restons positif. Et en me retournant j’ai vu que oui, son Jean Guillou avait emmené un Bontempi avec lui, en quelque sorte, vu qu’à la place où d’ordinaire sont posés en vrac des piles de bouquins et des canettes hélàs déjà vidées, se trouvaient les grandes orgues de la chapelle Sixtine. Ah. Hé oui. Dans mon Birou à moi, oui, à cinq heures du mat’, avec ces deux-là, l’endormi et le perruqué. Logique, quoi, je ne vais pas tarder à me réveiller... hein. Oui je vais me réveiller, hein? Mais pas avant la fin, ce serait dommage, ça s’annonce gratiné.
Ce Jean Guillou, qui n’avait pas l’air d’un rigolo, lui, vu son regard de mec pas ravi d’avoir sauté de son lit à une heure pareille, s’est installé au pupitre des grandes orgues de la chapelle Sixtine et a joué en sourdine les neuf premières notes de ‘toccata et fugue en ré mineur, BWV 565’, pour vérifier que ça sonnait correct dans les tuyaux, je suppose. Vrai qu’il assurait au-delà d’un pro, le luron d’un coup bien réveillé. C’est ce gars-là qui aurait dû jouer de l’orgue Hammond sur ‘like a rolling stone’, indéniable, n’en déplaise à Al Kooper. Et ça m’a parlé, ces neuf premières notes de ‘toccata et fugue en ré mineur’.
— “Putain, m’sieur Bach, c’est la musique du générique de “Il était une fois l’Homme”, wow... ah bonnard comme quand j’avais dix ans. Effet madeleine garanti. Z’auriez pas une bouteille de Banga et kek’Carambars pour aller avec, m’sieur? Je me sens d’un coup comme tout régressif, comme on dit dans les reportages à la noix remplies de vieilles pouffes botoxées que si elles pètent, tout craque.”
Vu les circonstances, j’avais bien le droit de me foutre un peu de sa gueule au Jean-Seb’ à perruque, non? Il commençait à se montrer agressif, quand même, mon cinglé. Merde, je suis chez moi ici, faut pas l’oublier, c’est ma maison, mon Birou, je veux bien me montrer compréhensif mais faut pas s’imaginer pousser l’intrusion sans que je renvoie le boumerangue, même en rêve. Non mais des fois. Je craignais un pain en retour mais Bach a pris sur son dos, si je puis dire.
— “Je passe outre la consternante vacuité de vos remarques pitoyables, ridicule fourmi sans pattes. Monsieur Jean Guillou et moi, nous sommes venus dans votre triste masure de ‘chômeur en presque fin de droits’ pour que vous entendiez ce morceau, petit enfoiré de mes deux. Alors vous allez l’écouter, ce morceau, ça je vous l’assure. Et si tout va bien vous allez pleurer votre mère, pauvre femme quand on y songe, comme elle a dû souffrir dans votre enfance. Donc vous allez écouter, corniaud inconséquent. Et ensuite, en y repensant à ce morceau, en le réentendant dans votre tête de branleur qui se moque du monde depuis trop longtemps, vous reverrez la structure, les ruptures, les contrepoints, les chevauchements, les glissades, les changements de ton, de puissance, le hasard nécessiteux dans les déclinaisons du leitmotiv obsessionnel, entre-autres, mais avant tout la structure, dugland, la Structure que je vous laisse découvrir malgré vos oreilles de Beethoven sur la fin, puisque votre indigente culture musicale ne vous l’a pas permis jusqu’ici alors que vous êtes rendu à un âge où Mozart était déjà mort depuis des années, sale petite vermine ironique. Ecoutez ce morceau, digérez-le, et alors vous comprendrez ce qu’il vous reste à faire à votre niveau, espèce de chiot immature. Je ne vous aime pas, ni vous ni vos manières, sombre connard, garnement insupportable, petit enfoiré, glandeur dans le fauteuil, tête de pioche, sale môme, trou du cul sans fesses, avaleur de ‘vache qui rit’, mélomane aux goûts de chiotte, assidu du hamac, sac à gnole, ramier, fripouille, fouteur de merde, petite crotte indigne de ce que vous avez dans les mains, je ne vous aime pas du tout, misérable foutriquet acharné à se les rouler, je ne vous aime pas, ni vous ni vos putains de korrigans, mais là n’est pas la question. Il n’y aurait que moi, ce serait le goudron et les plumes, rascal. Mais là n’est pas la question. Allez Jeannot, qu’on en termine, fais cracher le lance-flammes dans les molles esgourdes de ce vaurien. Et après on se tire d’ici à jamais et ce ne sera plus notre problème. Pas que ça à foutre dans la mort, moi. Je t’en foutrais du générique de “Il était une fois l’Homme”, je suis Jean-Sébastien Bach, sordide petit scorpion sans venin. Ah ça, Jeannot, on va lui enlever l’envie de se fendre la pipe, à notre amuseur public. Envoie le napalm, Jeannot, pleine puissance, ça va au moins lui boucler son claque-merde à ce résidus de fond de barrique qui fut remplie de mauvaise vinasse pour matelots en permission. Misère, mon toccata, un générique de dessin animé pour crétins qui triplent le CP... et arrête de pouffer ou je te sectionne les doigts, épouvantable petit épouvantail!”
Ce lundi 3o août 2o1o à cinq heures et quelques du matin, dans mon Birou minable, le Jeannot en question m’a donc joué pour moi tout seul ‘toccata et fugue en ré mineur’ de Jean-Sébastien Bach sur les grandes orgues de la chapelle Sixtine, en présence de l’auteur réjoui sous sa perruque, qui pendant plus de huit minutes a conservé sa main gauche comme une serre de charognard sur mon épaule, tandis que de la droite il tenait un fusil à deux-coups, chargé et armé, pointé sur un de mes korrigans adossé à un angle du mur de mon Birou, le plus méchant de mes korrigans, celui de 14 ans, à qui Jean-Sébastien avait dit avant que Guillou se lance:
— “Toi, le petit puceau à gueule d’ange qui se sert où il veut, bouge pas un poil de ton cul étroit, si tu ne veux pas mourir puceau. J’ai lu ton CV dans sa version non-expurgée, je n’hésiterai pas. Pigé?”
— “Oui m’sieur.”
— “Et me regarde pas comme ça, petit cafard. T’es un salopard sans nom mais aujourd’hui t’es pas de taille, gamin. Alors tu baisses les yeux quand Jean-Sébastien Bach te parle, homoncule maléfique. Sinon je t’arrache tes p’tites couilles de puceau pour les donner à bouffer à Tatouze qui roupille sur ce fauteuil répugnant. Pigé?”
— “Oh oui, m’sieur Bach.”, en regardant par terre.
— “Très bien, morveux. T’as fait le bon choix, pour une fois dans ta vie. Et si j’étais toi je ne changerais pas d’avis en cours de route, c’est trop moche de mourir puceau, crois-en un père de famille nombreuse. Allez, Jeannot, fais ronfler la tuyauterie pour les infimes oreilles de monseigneur ici tassé sur sa chaise Ikéa à lapper son café ‘marque repère’, qu’on en finisse, yé n’en pé plou. ¡Fuego!”
Possible que ça ressemblait un peu à ça, le o6 août 1945 à o8h15, à Hiroshima. Possible... Ah oui, sûr, y’avait pas que de la pomme. Pas étonnant que des clients se soient plaints que ça les avait rendus aveugles.
À la fin du morceau, Jean-Sébastien Bach m’a tiré à mort une oreille, “aaaaaaïïïïe”, et demandé:
— “Tu as compris, immonde petit salopard sans scrupules ni dignité?”
— “Oh oui, m’sieur Bach. Oh oui, j’ai compris. Enfin je crois, m’sieur Bach. Mon oreille, merde... lâchez cette putain d’oreille, siou’plaît, sur mon front y’a pas marqué Van Gogh, je dessine comme un môme de dix ans, je mérite pas ça, m’sieur Bach. Aaaaa-yeu.”
— “Bien. Au boulot maintenant, feignasse. Tes jours sont comptés mais pas tant que ça. Alors tu vas bosser, ça je te le l’assure. Et ne me dis pas que tu n’as rien demandé à personne.”
— “Ah mais j’ai rien dit, moi. Aaaaaa-yeu.”
— “La ferme! Maintenant c’est moi qui cause ici, guignol, alors ouvre bien tes pavillons infirmes. Tu vas me réécouter ce morceau jusqu’à l’entendre intégralement dans ta tête sans avoir à l’écouter, c’est le minimum de départ. Compris?”
— “Oui m’sieur.”
— “Après tu reprends tes pages. Au fait, c’est quoi ta première phrase?”
— “Dans les rêves de son actuel propriétaire elle l’était encore, bourgeoise, cette maison.”
— “Mouais. Toute l’histoire est dans la première phrase, c’est une base. Possible que tu puisses améliorer, mais c’est une base solide, de quoi avancer sur du solide. Pour le reste, tu repars à zéro. Tu gardes la chair mais tu refonds entièrement ta structure, toccata et fugue en ré mineur. Il ne s’agit pas pour toi de copier, je ne te ferai pas l’insulte d’imaginer que tu ne l’aies pas compris tout seul, satanée feignasse, sinon je ne serais pas là, et à cette heure Jean Guillou dormirait encore dans son lit. Il s’agit de comprendre. Voilà. Tu croyais que les grosses vagues étaient derrière toi, tu te gourais. Ta structure actuelle ne vaut pas une bouteille vide, idiot, c’est une merde indigne, une bouse de quai de gare, ça a déjà été fait cinquante mille fois et et tu le sais, crâne de moineau. Alors tu reprends tout à zéro en fermant ta sale gueule de persifleur qui jadis aurait fini au bûcher qui va bientôt revenir à la mode dans les parages, d’ailleurs, mais c’est une autre histoire, on n’a pas le temps de bavarder. Alors tu arrêtes tes sarcasmes et tu te mets au boulot, branleur. Ça demandra ce qu’il faudra mais on s’en fout, pendant ce temps-là au moins tu picoleras moins et ça ne te fera pas de mal, à 42 ans tu as déjà un foie de vieillard qui gerbe chaque matin dans son jardin. Sans parler de tes poumons de mineur à la retraite, si tu ne t’entends pas tousser. Et je sais que tu as encore perdu un bout de dent la semaine dernière. Bon, je ne veux pas te faire peur... tu ne vas pas clamser demain, sauf accident, mais tu ne feras pas centenaire non plus, tu te doutes bien, vu ton passif, et c’est légitime, abruti. Alors tu te bouges le cortex et les nerfs et les sens et tu malaxes tout ça avec rigueur et cœur tant que tu as encore à peu près la santé, dugenou. Tu rends au monde ce qu’il t’a donné, après tu pourras faire ce que tu veux de ce qu’il restera de ta loque. Toccata et fugue en ré mineur, bien compris?”
— “Oui m’sieur.”
— “Et quand ce sera fini, ne viens pas la ramener. Tu n’y es pour rien, ça passe à travers toi, c’est tout. Tu es le tuyau de l’orgue, pas plus, pas moins. Il se trouve que tu as de bonnes dispositions malgré ta flemme et ton caractère de puni par la maîtresse au coin de la classe, c’est injuste mais c’est comme ça, vermine. Enfin bon, de ça au moins je sais que tu es conscient, c’est déjà pas mal, et ça explique sans doute une partie des choses. Je me trompe?”
— “Non m’sieur.”
— “Mais attention, arrange-toi pour que ta carcasse tienne jusqu’à la fin du job, je te le conseille, sinon c’est moi qui viendrai te botter les fesses dans ton cercueil jusqu’à ce que tu te relèves finir ce pourquoi on ne te paye pas. Alors tu manges un peu plus et tu mâches du côté droit, sinon tu vas perdre un autre bout de dent, et tu as autre chose à faire que d’aller chez le dentiste, sans compter que tu n’as plus de mutuelle. Tu dors six heures par jour, impératif. Et surtout tu arrêtes de t’arsouiller la tronche avant d’aller au pieu, c’est de l’énergie perdue pour rien et ça donne du mauvais sommeil. Compris?”
— “Oui m’sieur.”
— “Une fois que tu auras terminé ton boulot, par contre, si tu veux tu pourras te finir à la picole ou autre, ce ne sera plus un problème, tu ne mérites pas mieux de toutes façons. Il faut bien mourir un jour, j’en sais quelque chose, j’ai fini aveugle. Et toi, le korrigan funeste qui n’a jamais trempé son biscuit, je te préviens: si tu tentes quoi que ce soit pour empêcher ce scélérat de finir ce qu’il a à faire, je reviens ici m’occuper de toi en personne... et quand je repartirai, même Belzébuth pleurera sur ton sort de puceau. Alors arrête de passer ta vie à traiter cette râclure de ‘serpillière’, c’est sans doute vrai mais ce n’est pas le moment, cet engoincé a autre chose à faire. On est d’accord?”
— “Oh oui, m’sieur.”, qu’on a répondu ensemble, korrigan et moi.
— “Parfait. Nous sommes donc enfin arrivés à un bon compromis bien tempéré, respectueux de toutes les parties en présence, comme il se doit. Allez Jeannot, viens, on s’arrache de ce cagibi enfumé. Plein le cul, moi. Ah, ce n’est vraiment pas une mort. Mais pourquoi c’est à moi qu’on a infligé une pareille épreuve? Tas de bons à rien, faudrait nettoyer tout ça une bonne fois pour toute... à l’acide sulfurique. Allez, cassons-nous, Jeannot. On en a assez vu, misère. Je crois que ce jean-foutre a compris la leçon. Si il foire, il n’aura aucune excuse.”
Ils sont partis sans dire au-revoir, Bach et son Guillou, avec les grandes orgues de la chapelle Sixtine sous le bras. Logique, quoi, je vais bientôt me réveiller.
Mon méchant korrigan pignait comme une petite fille qui vient de se faire enfoncer une courgette là où d’habitude c’est le thermomètre qui rentre. Et moi j’ai fini mon café froid en me disant “ah ben ça, faut que j’arrête le kawa ‘marque repère’ et que je me remette aux acides, c’est plus prudent pour mon équilibre mental, on dirait”.
Bien.
Mes chers compatriotes de métropole et d’outremer ou d’où que ce soit sur Terre ou ailleurs voire encore plus loin ou plus profond, allez savoir, voilà une histoire que je me dois de conclure ainsi: et c’est à ce moment-là que je me suis réveillé dans mon lit, à côté de la Patronne, en me disant: ‘j’ai besoin d’une Leffe, moi’. Là est la seule fin possible à cette histoire, n’est-ce pas. C’est vrai, non? Bon, ben alors, où est le problème? En conclusion chacun en pensera ce qui l’arrange, comme d’hab’.
Ah là là, c’est l’heure de ma sieste, moi. Tant mieux. Allez viens Tatouze, on s’arrache du Birou en fugue et ré mineur, et ne me regarde pas comme ça je t’en prie ma p’tite pupuce innocente, oui, je vais te donner de la croquette avant d’aller me vautrer, t’inquiète ma Tatouze, hein, tu le sais, tu me connais, jamais je ne t’abandonnerai. Je te délaisse un peu ces derniers temps, c’est juste, je le sais bien, et la Patronne aussi je la délaisse un peu trop, c’est pas bien, je sais, mais faut pas m’en vouloir. Qu’est-ce qu’il t’arrive, la vieille Tat’? Toi aussi, tu es triste pour monsieur Laurent Fignon? C’était quelqu’un, Fignon... c’est la vie, “il a eu son heure, il a fait son beurre”. Tout va bien pour nous, Tatouze, tout va bien, je contrôle, j’ai pas l’air mais je contrôle, je t’assure. Tu as confiance en moi, non? On est à l’abri et on le restera, pas de souci. Tu sais bien qu’on doit rester à l’abri, nous, sinon ça va mal finir. Tu ne voudrais pas que ça finisse mal pour nous, hein? Oh, ça finira mal de toute façon, mais... on va essayer que ça finisse mal d’une manière pas si mal. Tu vois, ma Tatouze, à ton avis, il vaut mieux quoi: mourir aveugle comme monsieur Bach, ou se finir à la bière en regardant la mer? C’est une question comme qui dirait métaphysique, hein? Bah, je me la poserai vers 2o3o, si tout va bien. Tout va bien, Tatouze. Viens faire mamour à tonton. Carpette diem. Et avant d’aller siester, je vais faire un truc que je n’ai jamais fait. Parce que, tu vois, c’est bien joli, ce rêve que je viens de raconter aux gens, mais... si derrière je ne leur sers pas un apéro, tu sais, je vais passer pour au mieux un branquignol. Donc maintenant, aux gens qui ont pris du temps de leur vie pour lire jusqu’ici, je dois leur donner quelque chose que je n’ai pas encore. C’est délicat. Alors pour la première et dernière fois de ma vie je vais poser en public un petit extrait encore merdeux dans son état en chantier avec des phrases pas dans le bon ordre et encore à dégrossir et affiner et musiquer et tout le bastringue. Je pose quelques notes pour donner une idée de ce à quoi ça ressemblera, cette histoire, une fois finie.
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En cette drôle de matinée de solitude rare dans cette maison bourgeoise, Nino, 38 ans, cuvait toujours à l’étage son whisky ‘marque repère’ de la veille. Le Jérôme de trente-huit ans, toujours assis dans la cuisine, des bouteilles de bière vides désormais assez nombreuses devant lui, décida qu’exceptionellement il pouvait s’autoriser à se souvenir d’un autre mariage que le sien, à l’église celui-là, célébré deux ans après ses noces de lave avec Nino.
Ce mariage, Jérôme y avait été invité avec respect et douleur, tout le monde priant pour qu’il décline cette proposition de participer aux réjouissances entourant l’union de Joséphine avec Pierre Poussard, dit ‘Pierre le Démocrate’, jeune politicien aussi doué qu’ambitieux, qu’à l’époque de l’innocence des angelots aux mains trop pleines on appelait ‘Pierrot le Démonte-Pneu’, quand il pointait au rang de ‘premier lascar’ dans la meute orchestrée par Jérôme le Magnifique, avec Pierrot toujours deuxième à participer aux joies derrière le mur du terrain de sport, entre autres. Et voilà, même avec une Joséphine devenue adulte c’était pareil, ça continuait sous une autre forme, Pierrot passait en deuxième après Jérôme, c’était comme qui dirait écrit, comme tout toujours, tout depuis le début. Normal, quoi. Et sûr que le lendemain de l’enterrement de Jérôme, madame Joséphine Poussard serait veuve. Des fois c’est comme ça, la vie. Rien à y faire, rien ni personne, aucune prise, même pour un rentier pété de thunes avec vue sur la baie de Rio et contemplation de ces idiotes de mouettes qui piaillent dans le bleu du ciel comme une ‘première de la classe’ allongée toute nue derrière le mur du terrain de sports. Jérôme le premier, Pierrot le deuxième... fatalité. Alors laissons glisser, tout doux, on n’est pas de taille. Rien à y faire. Prenons une bière, une cigarette... claquement de Zippo, ‘une saleté que j’ignore nous a déglingués Nino et moi, quand on était trop petits pour comprendre... je dois approfondir la question’.
À vingt printemps pimpants, Joséphine s’en souvenait encore du Démonte-Pneu de dix ans qui fait mouillette du bout de l’auriculaire en elle juste après le Magnifique qui vient de se lécher le doigt, “c’est pas mauvais, les mecs”, pendant que les autres petits cancrelats à mignonnes bouilles de bouffeurs de Carambars chourés à la boulangerie se régalent du spectacle d’une petite fille humiliée en se marrant comme des merdes satisfaites, attendant leur tour de mouillette, établi selon la hiérarchie de la meute. Normal, quoi. Oh comment elle s’en souvenait, Joséphine qui en avait pleuré des mois de nuits, avec ces ordures prépubères qui continuaient à sévir impunément sur les copines, à rigoler mouillette, sous la direction de leur représentant de Satan sur Terre, responsable de tout mais coupable de rien, ses belles boucles blondes dans le cou et son sourire d’enfant de chœur, le fumier, l’amour de sa vie, qui désormais se tapait Nino sûrement devenu plus exigeant, oui, lassé de confiottefroumis pilichinelle, demandeur d’autres réjouissances en enfer, “oh! oh! trop bon le mal”. Mais elle avait fini par pardonner au Démonte-Pneu à son tour, enfin, au Démocrate, comme à Jérôme un peu plus tôt, car il avait bien changé aussi, Pierrot.
À dix-neuf ans, Pierrot avait remis les clefs de la bagnole à son premier lascar, un fauve de quatorze ans, lecteur de philosophie grecque et arracheur d’ongles, aussi calme que brutal, intuitif, impitoyable mais juste, louvoyant invisible, joueur d’échecs dans la stratégie et maraud en maraude sur le terrain, responsable, uniquement concerné par l’expression de la réalité de l’instant, avec des yeux partout sur le corps et des informations qui remontaient au cerveau à la vitesse d’une Formule 1 qui avale l’air dans une infinie ligne droite, ne renonçant jamais sauf quand c’était nécessaire, le Lynx, casier judiciaire vierge, aucune confidences à quiconque. Normal, quoi. De petite taille, mince, musclé, ultravif, sans scrupules, le Lynx... Il avait rejoint la meute à dix ans, peu après l’abdication de Jérôme le Magnifique, et Pierrot le Démonte-Pneu l’avait identifié le jour de son arrivée, ce môme, un condottiere en puissance, un futur-Grand, qui en avait le désir bouillant de force et de maîtrise, la Vocation, oh oui, un candidat d’exception, dont le nom de guerre s’était imposé tout seul et sans prénom devant, une première dans les annales meuteuses. Le Lynx, désormais prêt à assurer la continuité de la meute en l’état, la mener vers d’autres horizons assurément inédits et impensables vu le potentiel mortel et serein du jeune garçon. La passation se fit selon la tradition, en privé, juste l’ancien chef et le nouveau. Le vieux Roi de 19 ans se meurt, vive le jeune Roi de 14 ans.
— “Tiens, le Lynx, voilà les clefs de la bagnole, tu es prêt, c’est à toi maintenant, misère, ces clefs ne les fais pas fondre en les prenant et ton règne deviendra légendaire tellement tu me fous la trouille d’avance, mais j’ai confiance, tu es encore plus redoutable que Jérôme qui fut le Magnifique, encore pire et mieux que lui alors que je n’aurais pas imaginé ça possible de mon vivant, le Lynx, oui, je fus un chef de transition entre deux spéciaux, indéniable, et n’oublie pas la règle, tu dois transmettre au meilleur avant ton usure qui viendra vite, comme les autres avant moi et les autres après toi, chaque année compte pour cinq à notre poste, et plus tard on reparlera de tout ça devant une bière, chez nous, au royaume des ténèbres, enfin tranquilles, enfin chez nous, quand nos familles auront enterré les carcasses des vieux cons de citoyens qu’on sera devenus entre-temps, comme il se doit, car il faut bien continuer à vivre quand le plus beau est derrière. Telle est la Loi. Écris-nous une belle page, Lynx. Et ramène tous tes gars à chaque fois, c’est aussi à ça qu’on juge un vrai chef d’orchestre. Jérôme n’a perdu personne. Moi non plus. Oublie pas ça.”
Voilà. Pierrot avait achevé sa mission de chef usé, il pouvait s’effacer la tête haute, il avait toujours ramené ses gars au bercail et à la fin il remettait les clefs au meilleur de la génération montante, on n’est pas des termaji, nous. À sa façon à lui, le Démonte-Pneu, sur le déclin de ses dix-neuf ans, avait donc répété au Lynx de quatorze ans, en partance pour diriger la symphonie de la meute à sa baguette impitoyable mais juste, les paroles qu’il avait entendues de Jérôme quatre années plus tôt. Ensuite il avait regardé le Lynx partir dans la nuit après lui avoir arraché les clefs des mains. Normal, quoi.
“Ce mec enterre ma jeunesse comme j’ai enterré celle de Jérôme, normal. Un petit gars qui a dix ans aujourd’hui enterrera la sienne plus tard, il le sait le Lynx, ça va vite couler pour lui dans le sablier. Mais pour l’heure c’est son tour de piste qui commence. Ça ne devrait être pas mal. Je suivrai ça de loin, ma cravate de démocrate au cou, mes chers administrés. Les mecs comme nous ne changent jamais, ils s’adaptent, voilà tout, mes chers concitoyens et hyènes.”
Quand le Lynx eut disparu dans la nuit, en quelques instants Pierrot le Démonte-Pneu redevint Pierre Poussard, dit Pierre le Démocrate, fils de Raymond Poussard, l’entrepreneur en BTP, premier adjoint au maire et grosse fortune du département bien qu’un peu faible dans la gestion de ses affaires, et pas assez discret au sujet de son penchant pour les collégiennes à partir de la 4ème. Pierre le Démocrate allait devoir redresser la situation familiale sans trop traîner, trouver un poste honorifique au vieux et reprendre les dossiers en main, ratisser les mauvaises herbes sinon ça finirait par causer des soucis du genre qu’il est toujours préférable d’anticiper dans le respect de la Constitution et des droits de l’homme universel ou quelque chose du genre, n’est-ce pas. Pierrot qui dans son enfance adorait mettre des sacs plastique noirs sur les ampoules des lampadaires pour que ça fonde bien, ou un peu plus âgé rentrer à la maison avec des acquisitions gratuites dont il n’avait pas besoin, entre autres, préparait donc désormais la suite de son papa esthète dans les travaux publics, amateur de tableaux pas souvent exposés dans les musées de la République sans que ça génère des wagons de pétitions en provenance d’Associations de Parents d’Élèves en Colère, ou un truc du genre, ou autre, pas grave, on s’en fout tant que ça ne pèse pas sur la suite. Donc la politique pour Pierre le Démocrate, les collégiennes à papa en moins, chacun ses goûts après tout, en politique il faut avoir les idées larges et un programme consensuel. Ah quel joli mot, ‘consensuel’, mmmhhhh... miam, consensussss. Nul doute que son expérience juvénile lui servirait beaucoup en politique, au regretté Démonte-Pneu qui avait refilé les clefs à ce Lynx qui pourrait rendre service à l’occasion, dans cette nouvelle meute où monsieur Pierre Poussard devrait s’habiller autrement, changer de langage, de coiffeur, de dégaine, de fréquentations, mais pas forcément de pratiques. Il fallait qu’il s’entraîne, devant son miroir et sans témoins:
— “Mes chers amis ici réunis, n’est-ce pas, vous le savez, c’est la crise, mais n’ayez pas peur, nous sommes là pour vous défendre face aux ravages de la mondialisation sauvage, alors nous devons tenir compte de la conjoncture géopolitique et synergiser nos efforts dans l’intérêt du bien commun et du ‘vivre ensemble’ que l’opposition irresponsable s’acharne en vain à mettre en danger en se couvrant de ridicule qui ne trompe pas nos concitoyens dans la précarité et la souffrance sociale sans compter la planète en péril et la hausse du baril de pétrole, mes chers administrés qui j’en suis sûr allez reconduire vos suffrages de manière écrasante sur la liste démocrate du candidat sortant, votre serviteur, Pierrot le Démonte-Pneu, premier lascar de Jérôme le Magnifique, formateur du Lynx qui ravage tout en ce moment dans notre belle ville avant de donner le relais à pire que lui quand il n’en pourra plus de tenir sous contrôle une belle bande d’assidus derrière la haie du terrain de sports avec vos filles et vos nièces qui en redemandent, mes chers administrés, entre autres, Pierre Poussard dit Pierre le Démocrate disais-je, engagé dans la lutte contre l’insécurité et les voyous impunis et les termaji qui pillent vos poulaillers en toute impunité à cause du laxisme de l’équipe précédente, Pierre Poussard le Démocrate dans son beau costume d’homme d’État, presque d’Église, ça viendra peut-être sur la fin, n’est-ce pas, Pierrot le Démonte-Pneu pour vous servir, investi par la Majorité Présidentielle, dans l’intérêt général et le consensus républicain, oui, le consensussss mesdames, voyez mon bilan et mes propositions pour l’Avenir de la République laïque et fauchée et obligatoire, saloperie, avancez donc par là mademoiselle la fille du sous-préfet, je vous en prie, donnez-vous la peine de me suivre, c’est juste là, le mur du terrain de sports que nous inogurâmes autrefois en grande pompe, avec une autre équipe dans l’exécutif, certes, une équipe méritante mais aujourd’hui dissoute, c’est bien triste n’est-ce pas mais nous sommes des démocrates, c’est le Suffrage Universel qui prime, nous devons respecter la voix du Peuple Souverain ou je ne sais quoi, qu’est-ce qu’on se fend la pipe dans le coin, Seigneur Jésus ayez pitié de nous, alors donnez-vous la peine de passer derrière le mur du terrain de sports, mademoiselle la fille du sous-préfet fraîchement diplomée de l’ENA au terme d’un cursus exceptionnel, un cursussss de consensussssss, mademoiselle, vous êtes radieuse tout comme votre maman le fut au collège du temps de mon papa, le regretté Raymond Poussard hélàs victime d’un triste accident domestique dans sa cinquante-septième année alors que j’étais malheureusement en comme qui dirait déplacement d’affaires urgentes à règler dans l’intérêt de notre collectivité plus ou moins territoriale, il faut bien assurer la continuité de ma nouvelle meute, on n’est pas des termaji, nous, si vous me passez l’expression, mais ma pauvre mère ne s’en est pas relevée de ce déplorable accident domestique, et depuis toutes les charges familiales m’incombent, hélàs, alors que je suis encore si jeune, comme on dit, mademoiselle Marie-Ségolène de la Mainterie, délicieuse fille du sous-préfet, vous permettez que je vous appelle Marie-Ségolène? appelez-moi Pierre, ou même Pierrot, je préférais Pierrot, je peux vous l’assurer, mais il faut faire face, comme dit Jérôme qui a depuis toujours une putain de longueur d’avance sur moi le fumier en enfer avec son Nino, appelez-moi donc Pierre, Pierrot est mort, mais ne me regardez pas comme ça, Marie-Ségolène, moi, votre édile, investi par la Majorité Présidentielle, ah, ah, je crois que nous sommes attendus de l’autre côté du mur du terrain de sports, c’est étrange, le conseil municipal au grand complet on dirait, mes nouveaux lascars maintenant que je suis une grande personne, comme c’est surprenant de les rencontrer ici, n’est-ce pas, mademoiselle l’adorable fille du sous-préfet. Une petite mouillette pour commencer, peut-être? Maintenant c’est moi qui passe en premier, vous savez, Jérôme a d’autre Nino à fouetter. Prenez vos aises, on meurt de chaud ici, tenez, on va vous aider. Donc une petite mouillette, Marie-Ségolène? Et après on verra, on n’a plus dix ans, et on a tout le temps républicain, on n’est pas des termaji, nous, je peux faire dresser un cordon de sécurité autour du terrain de sports, pour votre quiétude et votre pudeur de jeune chrétienne, des fois que de sales garnements viendraient à passer par là, ces petits salopards sont capables de tout, c’est l’insécurité partout, sans parler des termaji, une clique de romanos pouilleux qui débarque ce serait gênant pour votre intimité, n’est-ce pas, Marie-Ségolène. Ah, je vois que mademoiselle se la préfère lisse et qu’elle connaît son affaire, mmmhhh, tout frais de ce matin, ça se sent à rebrousse non-poil, j’ai l’impression d’avoir à nouveau dix ans. Excellent. A+ pour votre travail, comme on dit à l’ENA, Marie-Ségolène. On en apprend de belles, dites donc, de nos jours, à l’ENA. Petite friponne. Mais nous respectons toutes les convictions en dehors des extrêmes, cela va sans dire, alors pas de craintes. Nous sommes démocrates à la limite du centrisme mou, si je puis dire. Je vous en prie, mademoiselle Marie-Ségolène de la Mainterie, faites honneur à votre père le sous-préfet qui attend sa promotion, vous le savez, alors écartez mieux, petite vicieuse, et arrêtez de pleurer, ça pollue votre maquillage et ça perturbe l’Artiste juste avant le plongeon.”
Certes, Pierre le Démocrate s’en rendait compte, il lui restait quelques règlages à effectuer avant de prendre la parole en public. Ça viendrait.
“Ah, je sens que je vais bien me marrer, moi, dans cette nouvelle meute démocrate qui m’a l’air encore plus prometteuse que l’ancienne qui était pourtant déjà excellente. So long, Jérôme. Moi, je n’ai pas de Nino sur le dos et je suis adulte, maintenant. À la limite du centrisme mou. Je sais que tu me comprends, Jérôme. Tu ferais pareil à ma place, et bien mieux que moi, si tu n’étais pas un salopard déjà en enfer avec tes boucles blondes dans le cou. On s’y retrouvera à l’heure des comptes, en enfer, obligé. Moi juste après toi, comme il se doit. Courage, le Magnifique. Et merci pour tout, je saurai en faire bon usage, si l’on peut dire.”
N’empêche que malgré sa réussite que le journal avait qualifiée de “fulgurante dans la vie politique locale” où on lui prédisait un ‘destin national’ avant 4o ans, il avait été gêné pire que tout, Pierrot anciennement le Démonte-Pneu, le jour où il avait dû focaliser tout le courage du monde au bout de son index pour sonner à la porte du chef d’orchestre de son enfance, et lui dire en face et en privé (donc avec Nino tout bavant) ce qu’il ne voulait pas que Jérôme apprenne de la bouche de quelqu’un d’autre: son histoire avec Joséphine, leur projet de mariage, grande maison à construire avec des chambres prévues pour des êtres humains pas encore de ce monde, mais c’était pour bientôt.
Pierrot connaissait trop son Jérôme, il devait déjà être au courant pour Joséphine, vu qu’il était toujours au courant de tout avant lui, même dans sa situation d’échoué du bon côté de la haie. Mais il ne pouvait pas ne pas venir le dire en face à l’archange déchu d’anciennes ténèbres peu démocrates, entre hommes, ne serait-ce qu’en mémoire de leur passé commun, en mémoire des équipées spéciales quand seuls le chef d’orchestre et son premier lascar sont de la partie et qu’avec de pareils virtuoses personne n’en saura jamais rien avant le Jugement Dernier, s’il existe, espérons pour eux que non. Mais bon sang que ce fut abominable pour lui, d’appuyer sur cette sonnette. Ah. L’ancien Démonte-Pneu aurait préféré revivre en une seule fois trois ans de pédagogie de l’Abbé Pévert assisté pour le coup des deux doctoresses scientifiques déontologiques défoncées à la coke et possédées par l’Esprit de la Foret Sauvage Chamanique ou un truc du genre, on n’est plus à ça près. Que ce fut rude, l’index du ‘Démocrate d’Envergure Nationale’ tout tremblant devant le bouton de la sonnette d’un pitoyable cas social qui survit tout seul depuis deux ans avec son taré de frangin dans une baraque de dingues où d’après ce qu’on dit dans les commerces il s’en passe de sévères à peu près inimaginables pour un honnête homme républicain, ma bonne dame, même de droite. Allez, Pierre Poussard, remonte ton beau pantalon d’homme du Futur, il faut faire face à la sonnette du Passé, Pierre le Démocrate, comme dans la meute, Pierrot le Démonte-Pneu. On n’est pas des termaji, nous. Il n’osait pas appuyer, comme si ça allait lui arracher la peau sur tout un bras. Alors il avait séché une bonne rasade de Jack Daniel’s au goulot de la flasque qu’il portait toujours sur lui. Puis une deuxième rasade. Puis une troisième, plus petite. Puis une quatrième toute sèche vu que la flasque était vide. Alors l’air ahuri il avait laissé tombé sa flasque par terre et appuyé comme un Nino sur la sonnette, le Kennedy du canton, sans réfléchir, lâchant un jet dans son beau costume comme s’il s’était pris du 22o volts alors que ça avait juste sonné un ‘dring’ vieillot, ah il était beau le Démocrate qui se tapait toutes les assistantes de la mairie en se la jouant à la Bill Clinton de la grande époque, même les vieilles y passaient, au moins une fois, pour tester, des fois que l’apparence précéderait l’essence, ça s’était déjà vu. Il faut faire face, Pierrot, en mémoire du passé.
Jérôme avait ouvert, et malgré le déguisement reconnu son Démonte-Pneu, qu’il n’avait pas revu depuis deux ans, le départ de Joséphine et le mariage de Nino. Un grand sourire ironique pour son ex-premier lascar en costume-cravate et raie sur le côté, beau garçon ma foi, c’est vrai. Ah l’enfoiré de serpent à sornettes. Puis une tirade en improvisation presque digne du Magnifique d’avant, depuis deux ans ses premières paroles à son ‘premier lascar’ du temps jadis:
— “Désolé, monsieur le Démonte-Pneu, nous n’avons pas besoin de nouvel aspirateur, ni d’encyclopédies, ni d’assurances contre la foudre, ni de souricide en gros, ni d’abonnement au magazine de la chasse à courre en eaux profondes. Sans compter que pour un témoin de jéhovah vous me semblez un peu alcoolisé, jeune homme. Nous ne recevons pas les débauchés, dans cette maison bourgeoise. Passez votre chemin et repentez-vous, mon fils. La route est longue vers la félécité. Et bien le bonjour à votre dame.”
“Et bien le bonjour à votre dame”, Jérôme avait ressenti de la tristesse à le voir devenir blème et tremblant à ce point, son Pierrot, avec des yeux limite-Corbororo le jour de sa balle dans la tête. Ah, Jérôme, même diminué, toujours le “et à la fin de l’envoi, je touche”. Changera jamais, comme lui avait dit le directeur de l’école, juste avant d’aller subir sa rhinoplastie.
Car Jérôme avait tout de suite compris l’objet de sa visite, vu qu’il avait été mis au courant par Joséphine le jour de son départ deux années plus tôt, un an avant qu’elle en parle au Démonte-Pneu en cours de démocratisation rapide, sans compter les alarmes que Jérôme avait perçues les six mois précédents avec Joséphine en cohabitation avec Nino, quand il avait compris tout seul avant qu’elle le sache elle-même. La routine, quoi. Et voilà, il était là, pour Jérôme, le moment du face-à-face avec l’heureux élu choisi par la femme de sa vie.
— “Monsieur le Magnifique, laissez-moi quand même vous faire une petite démonstration de notre dernier modèle d’aspirateur surpuissant. C’est rapide et sans engagement, votre dame baveuse devrait en être satisfaite.”
“Il s’en sort pas mal, pour un démocrate.”
Jérôme, souriant, ouvrit la porte.
Pierre Poussard le Démocrate était donc rentré dans cette maison bourgeoise qui appartenait à Jérôme depuis deux ans, maintenant. La première fois qu’il revenait ici en cinq ans, vu que sa dernière visite remontait à la veille de son passage au rang de chef d’orchestre de la meute, du temps des parents de Jérôme.
— “Toujours pareil, ici, on dirait. Ça va, toi?”
— “On fait aller, comme on dit. Viens boire un coup, on en a besoin, je crois. Il me reste encore un peu de calva de mon Papi, ça tombe bien. Nino!!! Tu peux redescendre, c’est pas la factrice.”
Ils étaient allés à la cuisine, prendre un calva donc, avec Nino cul-nu qui bavait en se tirant le pilichinelle, tournant à la bière. Normal, quoi
Entre le Magnifique et le Démonte-Pneu, l’ombre de Joséphine volait dans la pièce... papillon de nuit pour l’un, de jour pour l’autre. Nino buvait sa bière en se tirant la peau de là où avant il avait eu deux olives, oh! oh!
C’est la vie, du moins la leur.
— “Jérôme, j’ai un truc à te dire. Les temps ont foutrement changé, hein. Tu vois mon déguisement de guignol? Un mec comme je suis aujourd’hui, je l’aurais croisé il y a cinq ans il pouvait dire adieu à ses ratiches, à ses pompes et à son larfeuille. Misère...”
— “Je te ressers, Pierrot.”, en allumant une cigarette, claquement de Zippo... ‘une saleté que j’ignore nous a déglingués Nino et moi, quand on était trop petits pour comprendre... je dois approfondir la question’.
— “Merci, Jérôme. Une merveille, le calva de ton Papi. Ressers-toi aussi. J’ai un truc à te dire. Bon dieu... qu’est-ce qu’on est devenus, nous?”
— “Adultes. Et j’ai une fois de plus un peu d’avance sur toi, on dirait.”
— “J’ai un truc à te dire, Jérôme...”
— “Il me reste encore un peu d’avance, on dirait, ô mon Démonte-Pneu. Bois un autre coup, allez. Il faut.”
— “Mais j’ai un truc à te dire.”
— “Bien. Il y a deux ans je l’ai fait pour elle, lui faciliter le boulot. Je ne le ferai pas pour toi, flibustier. Il faut faire face. Donc tu as un truc à me dire au sujet de la femme de ma vie dont je suis l’homme de sa vie?”
— “Tu ne changeras jamais...”, une larme à chaque joue.
Nino assista alors à une scène étrange, qu’il ne comprit pas. Deux anciennes frappes impitoyables qui pleurent ensemble, en torpillant une des dernières bouteilles de calva qui datait du temps de Papi avant qu’il se pende en prison, peu après les Révélations Publiques sur la pédagogie de l’Abbé Pévert.
S’en suivit une sacré cuite de la mort entre deux gamins de dix ans, de l’autre côté du mur du terrain de sports. Sans Joséphine. Et sans meute. Juste le chef d’orchestre et son premier lascar, dans leur dernière équipée spéciale. La plus spéciale de toutes. Mais on n’est pas des termaji, nous.
Avant d’être complètement bourré, Jérôme souhaita tout le bonheur du monde à son Démonte-Pneu reconverti dans la politique et les travaux publics, depuis le regrettable accident domestique de son père. C’était jouable leur histoire à eux-deux, Joséphine est vraiment une chouette nana, hein, alors soyez heureux. Il était sincère, Jérôme, consumé mais sincère. Et il connaissait la femme de sa vie, son sens de l’estimation des choses. Pierre le Démocrate lui ferait des enfants, elle vivrait à l’aise dans une belle maison avec tout ce qu’il faut. En contrepartie, elle devrait accepter deux choses. Un, que son mari baise un peu partout. Deux, qu’il trempe dans des tas de magouilles dont personne ne prouverait jamais rien. Si elle avait la sagesse d’avaler ça, en échange il lui laisserait une entière liberté de son côté. Et Joséphine était aussi libre que sage. Et comme son mari ne serait pas l’homme de sa vie, Joséphine ça lui décompliquerait un peu les choses. Alors oui, ça pouvait le faire. S’il avait eu des sous, Jérôme aurait misé sur le pari.
En raccompagnant Pierre Poussard à la porte plus ou moins à quatre pattes et sans trop savoir comment ça se faisait qu’une voiture attendait le démocrate limite centriste mou, Jérôme le remercia d’être venu en personne, seul et sans arme, à la Pierrot de la belle époque d’avant ce costume ridicule et cette coupe de cheveux de puceau qui compte ses économies avant de monter chez madame Fernande chez qui il ne frappera jamais. Puis il retourna à la cuisine en rampant dans la bave et la morve de Nino, chercher une autre bouteille de calva de Papi. Qu’il trouva. C’était la dernière. Normal, quoi. Et Papi était au Paradis, lui.
Nino était monté dans la chambre, effrayé. Il dormait en s’arrachant la peau de là où avant il avait eu deux olives.
Le papillon de jour pour le Démonte-Pneu et de nuit pour le Magnifique ne volait plus dans la pièce. Normal, quoi.
Six mois plus tard, en tête à tête avec sa femme Nino, Jérôme fêtait au whisky ‘marque repère’ le mariage de son Démonte-Pneu qui se déroulait dans la salle municipale à moins d’un kilomètre de là. Une belle cérémonie dans leur cuisine à Jérome et Nino, une noce d’anthologie qui en avait neuf fois crépité l’évier comme rarement. Toute la nuit, la moitié de la rue avait pu entendre en boucle et à fond l’Été Indien de Joe Dassin, mais personne n’avait eu le cœur de protester, ni envisagé d’appeler les gendarmes, qui de toute façon avaient reçu des instructions de la part de Pierre le Démocrate en personne, nouveau maire avec dérogation vu le jeune âge.
Beaucoup de gens qui habitaient la rue avaient trempé leurs oreillers cette nuit-là en entendant la trompette de l’Été Indien qui outrageait sans fin la quiétude ‘bonne famille’ du quartier. Ces éclairs de trompette coulèrent des yeux de tout humain du voisinage doté d’un cœur à la place de la pierre, y compris de gros durs aux mains calleuses et au foie esquinté, qui en avaient pourtant vu bien d’autres, du temps où Jérôme était chef d’orchestre de la meute, et après dans leurs vies d’adultes confrontés aux aléas de la vie.
Depuis, madame Joséphine Poussard avait donné vie à quatre garçons, ses Dalton, dont un qui tenait le rôle de chef de meute à l’école primaire. Même que ça faisait un peu jaser les commères alors que tout le monde savait pourtant que Jérôme et Joséphine ne s’étaient pas revus depuis le mariage de Pierre le Démocrate. Mais il faut croire que certaines personnes ressentent le besoin de se monter médisantes, quitte à inventer quand la puanteur qui suinte du caniveau ne trouve rien de valable à mettre sous la mauvaise dent de la calomnie.
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Voilà.
Quand même préciser, pour celles et ceux que ça brancherait, vous pouvez retourner sur ‘deezer’ écouter ‘toccata et fugue en ré mineur’ de Jean-Sébastien Bach, interprété par Jean Guillou. Et après Bach, si vous disposez encore d’un peu de temps et d’envie, pour vous rincer la bouche écoutez ‘Colleghi trascurati’ (en public), puisque la vie doit continuer tant qu’elle ne s’arrête pas, du moins c’est ce qu’on prétend quand comme moi on est encore à peu près en bonne santé et somme toute pas tant que ça dans la merde, à la réflexion, malgré tout.
Je vous laisse, amigos. Bon vent. Souhaitez-moi de même, sous l’eau. Et à un de ces jours, inch’Bach. La prochaine fois que vous me reverrez ici, tout cela sera derrière moi et peut-être me restera-t-il quelques cheveux pas encore blancs.
Ah, misère. Je vais me réveiller quand ce sera fini, hein?
***Publié par les diablotintines - Une Fille - Mika - Zal - uusulu