A fleur de mémoire

Publié le 01 septembre 2010 par Jlk


Tristano meurt d'Antonio Tabucchi

Le philosophe russe Léon Chestov évoquait, dans Les révélations de la mort, ce moment décisif, dans la vie du jeune Dostoïevski condamné à mort pour menées subversives, où il fut confronté au “mur” ultime avant d’être gracié. in extremis. Or c’est dans une situation comparable, à certains égards, que se trouve le vieux Tristano en ce mois d’août de la dernière année du XXe siècle, dans une maison de campagne de Toscane écrasée de chaleur, au milieu du crissement des cigales, sachant la mort certaine et proche, et non moins convaincu de la nécessité de parler tout en se méfiamt des mots, “l’écriture fausse tout”, dit-il même, et à l’écrivain qu’il a convoqué à son chevet pour se confier à lui, de lancer acerbe “vous les écrivains vous êtes des faussaires”. Lui-même, considéré comme un héros pour d’anciens faits de résistance qu’il rappellera plus tard, n’est pas moins lucide à son propre égard, et pourtant Tristano va parler. Sa parole semble d’abord surgir du silence crissant de l’été comme de l’ébluissante nuit d’un autre temps, sous la forme de bribes d’une chansonpopulaire surgie des années 40 et se prolongeqant ensuite par bribes désordonnées, délirantes parfois même à proportion des doses de morphine que lui administre la Frau revêche qui veille sur lui, puis un récit, discontinu mais non moins cohérent, accidenté mais traversé de visions et incessamment pimenté d’humour, va se développer, de plus en plus ample, en suivant les méandres de la mémoire, ressaississant à la fois une vie et toute une époque aussi.
Emprunté à une personnage de Leopardi, le prénom de Tristano rayonne ici de la même sombre lumière filtrant dans la poésie et la pensée du grand poète italien, tout en associant le lecteur à une vertigineuse traversée de ce qu’il est convenu d’appeler “la réalité”. Réalité d’une enfance, d’une adolescence, d’une histoire nationale précipitant les troupes de Mussolini sur la Grèce, réalité de l’acte soudain déviant (mais à un millimètre près) du jeune soldat Tristano tirant sur un “camarade” allemand avant de rallier la Résistance et d’endosser la figure du héros, réalité revisitée après que son interlocuteur muet (qui fut naguère son biographe) l’eut fixée une première fois, et redite cette fois “pour de vrai” (mais qui écrit, sinon celui qui a écouté...), réalité “à la vie à la mort” qui voudrait dire pour l’essentiel une histoire en train d’être prostituée à toutes les sauces par le nouveau monde du dieu “dingodingue” de la société médiatique et berlusconienne. Tristano se meurt et , pour reprendre le titre d’un autre admirable roman de Tabucchi, “il se fait tard, de plus en plus tard”. Et pourtant la musique des mots, la poésie des images, la chanson alternée de nos amours et de nos idéaux de jeunesse résiste à la corruption - la vive voix de Tristano est là pour en témoigner, et si l’écriture ne rend pas toute la voix de Tristano, du moins l’écriture ressuscite-t-elle en nous la réalité d’une vie transmutée par le verbe...
Antonio Tabucchi. Tristano meurt. Traduit de l’italien par Bernard Comment. Gallimard, coll. “Du monde entier”,203p.