Salzbourg, 10 juin 1933.
Lettre de Stefan Zweig à Romain Rolland [lettre en français] :
"[...] Nous sommes très menacés ici en Autriche, la situation économique permet aux nazis de recruter chaque jour des nouveaux partisans [...] Et maintenant entre nous : je suis quasi sûr que je quitterai Salzbourg cet automne. Il est impossible de vivre dans un milieu de haine, à deux pas de la frontière allemande. J'ai hésité longtemps. Mais maintenant je suis décidé à quitter tout, ma maison, mes livres, mes collections. Je n'ai plus l'ancienne joie de ces choses, je sens que tout ce qu'on possède a le pouvoir de diminuer la liberté intellectuelle et personnelle. Je ne sais seulement pas encore où m'installer [...]
Pour un homme qui veut être libre ce sera difficile partout. Donc je cherche, je tâte [...]
Peut-être que cela amène un rafraîchissement de l'énergie vitale et créatrice. Peut-être que cela ne sera qu'un épilogue. Qui sait ? Et je ne veux même pas savoir. D'un jour à l'autre le monde entier peut être en flammes - impossible de prévoir, impossible de prévenir. Seul espoir, pouvoir être encore un peu utile avec son existence, trouver un sens ou un symbole pour toute cette souffrance morale. Dompter la folie en la décrivant. Se recréer soi-même après la destruction des formes anciennes [...]"
Paris, septembre 2010.
Certains faits de société récents chez nous font dangereusement écho à ceux que Stefan Zweig a vécus en Autriche en 1933. A-t-on la volonté de comprendre à fond la situation ?
Zweig écrivait déjà le 15 janvier 1932, de Paris, au même Romain Rolland : "Mon cher ami, je suis très triste de voir l'absence de bonne volonté à comprendre ici. Les hommes que j'ai vus ont assez de bonnes intentions, mais ils ne font aucun effort pour comprendre à fond la situation. Même les gens comme Valéry, Julien Green, qui en parlent avec regret et compassion, le font en conversant, sans être touchés et secoués."
Que faire quand les temps deviennent sombres ? Le risque d'un certain conformisme se répète, qui fait qu'on accepte les choses avec une sorte de fatalité, non sans les regretter - en parler avec regret et compassion, en conversant, sans être touché et secoué.
Hannah Arendt stigmatisait la "banalité du mal". Cette banalité est un grand danger pour la démocratie.
Stefan Sweig nous exhorte à "dompter la folie en la décrivant". La folie qui prend le pouvoir a un nom. Il s'agit de stigmatiser une partie de la population. Aujourd'hui les Roms. Demain une autre catégorie, ou classe, ou confession. Quand le mal est banalisé il est loisible de le faire apparaître comme un bien. Et si certains protestent il est tout aussi loisible de les confondre dans le même mépris au nom du bien défendu.
Ainsi des propos qu'a tenus dans Le Monde du 23 août 2010 le ministre de l'Intérieur, auquel on demandait si les critiques envers la politique menée à l'encontre des Roms n'étaient pas embarrassantes : "Je vous invite à ne pas confondre le petit milieu politico-médiatique parisien et la réalité de la société française ! La sécurité est l'un des tout premiers droits. Ceux qui le nient ne sont généralement pas les moins privilégiés. Vous êtes aveuglés par le sentiment dominant des soi-disant bien-pensants, qui, en se gargarisant de leur pensée, renoncent à agir. [...] Sur les questions de sécurité et d'immigration, le message des Français au printemps était limpide. Nous ne sommes ni sourds ni aveugles. Seul Saint-Germain-des-Prés ne le comprend pas."
Le schéma est clair : les Roms sont stigmatisés, au nom du bien qu'est la sécurité, et qui s'aviserait de penser autrement est aussi stigmatisé, comme ne pouvant être qu'un soi-disant bien-pensant, de Saint-Germain-des Prés !
Passons sur la référence à Saint-Germain-des-Prés, qui date un peu, monsieur le ministre. Il est patent que dans l'esprit du pouvoir penser est l'affaire d'un "petit milieu" qui ne saurait être confondu avec la "réalité de la société française". Sauf que.
Sauf que en termes de "réalité de la société française" un sociologue est en droit de se poser la question. Où se trouve la réalité de la société ? Dans le petit milieu des gens d'affaires qui fréquentent les allées du pouvoir et exercent la puissance de l'argent ?
Revenons à ce qu'on est en droit [au sens strict] de qualifier de "folie" ["dérèglement, égarement de l'esprit"] : la politique d'expulsion des Roms. Les ministres de l'Intérieur et de l'Immigration ont juré avec un bel ensemble devant le parlement européen "n'avoir jamais pris de mesures spécifiques à l'égard des Roms" mais vouloir régler les problèmes de stationnements illégaux des gens du voyage. Sauf que.
Sauf que, messieurs, vous avez la mémoire sélective. Une circulaire datée du 5 août émanant de vos services à destination exclusive des préfets, demandant le démantèlement des campements illégaux, précise par 4 fois "en priorité ceux des Roms". Cette mention explicite est en absolue infraction avec la Convention internationale des droits de l'Homme qui stipule qu'il est interdit de faire une distinction selon une origine ethnique.
Hier les Juifs aujourd'hui les Roms. Banalité du mal.