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Jérôme Ferrari, Où j’ai laissé mon âme

Publié le 12 septembre 2010 par Angèle Paoli
Jérôme Ferrari, Où j’ai laissé mon âme,
Actes Sud, 2010.


Portrait de Jérôme Ferrari
Image, G.AdC

UNE DOUBLE RÉDEMPTION LITTÉRAIRE

  Où donc le capitaine Degorce a-t-il laissé son âme ? Dans quels méandres et replis de son histoire personnelle l'a-t-il laissé s'égarer ? À quel enfer l'a-t-il vouée ? Quelle issue reste-t-il à cet homme que ni l'amour ni la foi ne peuvent plus rédimer ?

  Dernier roman de Jérôme Ferrari, Où j'ai laissé mon âme soulève, par-delà tout manichéisme, les questions fondamentales inhérentes à l'homme, à sa condition, à sa condition d'être libre confronté à la morale et à son destin. Comment le même individu peut-il passer, face à des circonstances extrêmes, de victime à bourreau ? Comment un jeune résistant, arrêté et interrogé en 1944, puis déporté, peut-il devenir lui-même tortionnaire ?

  « Aucune victime n'a jamais eu le moindre mal à se transformer en bourreau, au plus petit changement de circonstances », confie le lieutenant Andreani au capitaine Degorce. Entre les deux extrêmes de la même trajectoire d'une vie, entre héroïsme et barbarie, les frontières sont poreuses et brouillées. Confronté à l'horreur et à son impitoyable logique, l'homme est contraint de se découvrir tel qu'il est : un « homme nu ». Tout entier livré à la barbarie et au mensonge que cette barbarie lui impose. C'est de cette vérité-là que souffre Degorce, une vérité aveuglante, qui torture et qui déchire. « Il a laissé son âme en chemin, quelque part derrière lui, et il ne sait pas où. »

  Incarnée par deux personnages à la fois proches et antithétiques ― le lieutenant Horace Andreani et le capitaine André Degorce ―, la figure du tortionnaire prend dans le roman de Jérôme Ferrari le masque d'un Janus bifrons aux traits inconciliables. Andreani, qui, en son âme et conscience, a fait le choix de la loyauté en rejoignant l'O.A.S, pratique la torture sans « sentimentalisme » ni état d'âme. En proie aux complexités contradictoires de sa conscience et de son âme, en proie à l'obsession obscène du péché, Degorce, en contradiction permanente avec lui-même (contradiction marquée, dans le texte, par les parenthèses et le discours en italique), tente de trouver dans la lecture des textes bibliques sinon des réponses du moins un réconfort passager.

  Derrière les dissensions tenaces qui opposent les deux hommes, un passé commun leur sert de terreau et alimente la réflexion du lieutenant corse. Ce passé commun, c'est Diên Biên Phu et son paysage de positions stratégiques aux noms de femmes ― Anne-Marie, Marcelle, Eliane ― d'où les Français ont pensé ne jamais devoir revenir. Rescapé des camps viet-minh après l'avoir été du camp nazi de Buchenwald, Degorce est ce héros « nimbé d'une aura de grâce » à qui Andreani voue un amour indéfectible et une admiration infinie :

  « nous avons été engendrés par la même bataille, sous les pluies de la mousson, et jamais je n'ai cessé de vous aimer comme un frère », confie Andreani au capitaine Degorce.

  Pourtant, réunis dans l'horreur de nouveaux combats par la guerre d'Algérie, les deux hommes ne se comprennent plus. Le chef rebelle arabe Tarik Hadj Nacer, dit Tahar, responsable du sang versé dans le bordel de Si Messaoud, dans la haute Casbah, est pour Andreani un terroriste dont il attend de la capture qu’elle lui vaudra la reconnaissance amicale de Degorce. Au lieu de cela, Degorce rend les honneurs à Tahar « devant une rangée de soldats français qui lui [présentent] les armes ». Andreani en est quitte pour ravaler sa honte et sa rancœur. Quant à Degorce, c'est auprès du sourire énigmatique de Tahar, tenu prisonnier dans sa geôle, qu'il trouve, en se confiant à lui, une forme d'apaisement à ses angoisses.« Nul ne sait quelle loi secrète régit les âmes » ! Il est pourtant évident pour Tahar que Degorce est perdu puisqu'il a perdu la foi :

  « [...] vous avez perdu la foi et vous ne pourrez la retrouver, parce que tout ce pour quoi vous vous battez, ça n'existe déjà plus. Et je suis désolé pour vous. »

  Conduit avec maestria, construit et structuré en trois chapitres autour des trois dates des 27, 28 et 29 mars 1957, le roman fait revivre trois journées de la guerre d'Algérie. Au quartier Saint-Eugène d'Alger, l'une des villas abrite les séances d'intimidation morale et de tortures physiques d'une extrême violence auxquelles se livrent Degorce et Andreani. Du côté de la partie adverse, les actions ne sont pas moins abjectes et les attentats sanglants déchirent la population. Au cours de ces trois journées, assimilées à travers la sensibilité de Degorce à la Passion du Christ, le capitaine, accroché à l'organigramme des arrestations qu'il coche d'une croix, et ordonnateur des tortures qu'il surveille et régit, suspend provisoirement la quête de son âme. Ce soir-là, le second soir ― placé sous l'épigraphe de l'évangéliste Matthieu ―, Degorce, plongé dans l'angoisse qui le lie au sort de Tahar, revit l'angoisse de Ponce Pilate, procurateur de Judée, hanté par la mise à mort du Christ. Mais le capitaine a beau relire les versets bibliques, leur résonance ne lui permet pas de trouver le repos. Seul demeure, qui plane au-dessus de la « lâcheté incommensurable » de Degorce, le sourire charismatique de Tahar.

  Face aux trois personnages masculins, la figure féminine de Jeanne-Marie Antonetti, épouse de Degorce, occupe une place particulière dans le récit. Restée extérieure à la guerre, Jeanne-Marie est reliée à son mari par les lettres qu'ils échangent. Lettres que Degorce lit par bribes, puis ne lit plus. Un fossé insondable le sépare désormais des siens. L'amour de Jeanne-Marie pour celui qu'elle a jadis soigné à son retour de Buchenwald est intact. Un amour étrange tout de même, davantage maternel que marital. Car Jeanne-Marie, veuve de guerre ayant peu connu l'amour, de plusieurs années l'aînée de Degorce, s'adresse à André comme à un fils. « Mon enfant, mon aimé », scande-t-elle dans chacune de ses lettres. Son amour, qui ressemble davantage à celui d'une mère qu'à celui d'une amante fait penser à l'amour d'une Pietà pour son fils crucifié. L'amour d'une mère consolatrice, attachée corps et âme aux souffrances de l'être aimé. La rédemption serait-elle au bout du chemin ? L'enfer est là, au contraire, parmi les vivants. Où chercher, alors ? Vers quel côté se tourner ? Quelle piste emprunter ? L'amour que cette femme corse porte à son époux est de l’ordre de ces amours exclusives que les mères corses portent à leurs fils. Loin d'être une épouse salvatrice, Jeanne-Marie ne serait-elle pas cette mère-mante archétypale qui dépossède inconsciemment son époux d’une part de son âme ? De l'enfer réel dans lequel se débat Degorce et dont Jeanne-Marie ignore tout, l'amour qui le reliait à elle sort exsangue. Du côté de l'amour donc, point de salut !

  Quarante ans après les événements qui les ont réunis à Alger, le lieutenant Horace Andreani s'adresse au capitaine Degorce. Dans un monologue intérieur d'une densité qui tient le lecteur en haleine, s'entrelace, ininterrompue, la parole décalée des deux hommes. Aux reproches qui affluent à l'esprit du lieutenant se mêlent les souvenirs qui ont scellé leur amitié et leur complicité. Leur histoire s'entrecroise, portée par un rythme puissant qu'aucune ponctuation superflue ne vient endiguer. Annoncées par la longue référence au roman de Boulgakov, Le Maître et Marguerite, ― cette épigraphe, qui joue le rôle de fil conducteur philosophique et discursif, ouvre d'autres pistes de lecture ―, ces trente premières pages bouleversantes, hors dates, portent en germe les prémices des trois chapitres qui vont suivre. « Par delà le bien et le mal ». Car l'histoire toujours recommence, amnésique et insensible. Mémoire et oubli. Aux exactions d'hier succèdent les tragédies d'aujourd'hui, la haine aveugle des guerriers islamistes.

  Mais toujours persiste, par-delà le temps qui passe et les meurtres perpétrés dans le sang, la « très vieille chanson que chantait souvent Belkacem, le harki », la chanson à Sara. « Ne m’abandonne pas Sara ». Peut-être une part de rédemption se trouve-t-elle là, cachée dans cette mélopée nostalgique qui monte vers le ciel. Et relie Andreani et Degorce dans le même rêve apocalyptique, sur la route désertique, éclairée par le croissant de lune, quelque part entre Taghit et Béchar.

  Roman métaphysique puissant, porté par une écriture forte, Où j'ai laissé mon âme est un roman courageux et fondateur. Courageux parce que Jérôme Ferrari y aborde sans concession ni complaisance un sujet brûlant et tabou, celui de la guerre d'Algérie. Tabou et brûlant parce que passé sous silence bien que douloureusement présent dans nos consciences. À travers les pages incandescentes de cette fiction philosophique tout autant qu'historique, Jérôme Ferrari ramène à la surface, peut-être pour la première fois dans l'histoire de la littérature contemporaine, les nœuds inextricables et à vif qui unissent la Corse à l'Algérie et à l’ex-empire colonial. Fondateur, parce qu'en s'attaquant à la lourde chape de silence qui tient l'île à sa merci, le jeune et talentueux écrivain donne un coup de pied dans la fourmilière. Bien que ne se réclamant pas de la littérature « corse », il inaugure ainsi véritablement, en Corse, une littérature de « l’après-riacquistu ». Une ère nouvelle commence, une ère hors frontières qui ouvre la voie à une double rédemption littéraire. Une rédemption qui passe en premier lieu par l'écriture et par une rédemption de l'écriture.

Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli

O- j-ai laiss- mon -me(2)


JERÔME FERRARI

Jerome ferrari


■ Jérôme Ferrari
sur Terres de femmes

Le Sermon sur la chute de Rome (note de lecture d’AP)

■ Voir | écouter aussi ▼

→ (sur la-Croix.com) une recension de Sabrine Audrerie sur Où j’ai laissé mon âme de Jérôme Ferrari
→ (sur L’or des livres) une recension d’Emmanuelle Caminade sur Où j’ai laissé mon âme de Jérôme Ferrari
→ (sur le site de Corse matin) Jérôme Ferrari : « La littérature comme une loupe sur la vérité de l'Homme » (propos recueillis par Sébastien Pisani)
→ (sur Hors-Sol) Jérôme Ferrari lisant un extrait d'Où j’ai laissé mon âme
→ (sur le blog de Joël Jégouzo) un article d'humeur sur l'ouvrage de Jérôme Ferrari : « La torture en Algérie : un genre littéraire virtuose ? »
→ (sur BSC News Magazine) une interview de Jérôme Ferrari (25 janvier 2011). Propos recueillis par Julie Cadilhac



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