La mémoire des muscles s’est doucement et tendrement réactivée. Toute seule. C’est de nouveau les yeux grands fermés que je traverse mon territoire, celui qui me fait emprunter le trottoir de gauche plutôt que celui de droite, celui qui m’exile des passages piétons sans feu. La ville n’est pas tout à fait la même, ni mes sensations à l’arpenter sans reflux, après une si longue séparation. J’apprivoise mon pas, redevenu docile ; je regarde les numéros des immeubles, le 15, le 33, ils n’ont jamais eu grand-sens pour moi. Même pas celui de point de repère, car de repère je n’en ai pas, ou plus, j’apprends une ville inconnue au fil de mes propres traces. C’est moi qui suis passée là, pourtant, je m’en souviens, j’y avais pensé, peut-être même que je l’avais prémédité, cet arrêt. Il rythmait bien l’avancée, il était… mon promontoire.
En bifurquant pourtant, me voici créant une nouvelle île, plus abrupte, plus inaccessible. C’est de l’autre côté du boulevard que se passaient les choses, à présent je les regarde de loin, comme à jumelles, comme si un barrage avait stoppé le flux naturel de mon trajet pour le détourner et le forcer à se creuser un nouveau lit. Un lit passant, heurté, même plus souterrain mais au grand jour, où nous sommes nombreux à nous tailler le passage. La ville exsudant ses cellules de toutes parts.
Et je suis heureuse d’en être enfin redevenue une.