Pour me rendre au Lycée Henri Wallon, j'y vais par Quatre-Chemins, puis j'emprunte l'avenue de la République. La toponymie s'amuse, certainement, de mes dispositions d'esprit, à la fois hésitantes et peut-être, selon certains, un peu naïvement citoyennes (d'être naïve n'est pas ce qui me déplait le plus).
Sur cette avenue de la République, je décompte mes pas, je m'apprivoise peu à peu à ce lieu qui ne m'est ni familier ni étranger : juste l'appréhension d'un petit écart, d'à peine la largeur du périphérique. Je marche, je longe. Un café vide. Une boucherie où s'empilent dans un grand bac alu des ailes de poulet à cuire. Une grille rouillée sur laquelle est apposée une pancarte d'urbanisme aux couleurs franches proclamant "Quartier d'avenir, rénovation Quatre-Chemins". Un lycée, mais ce n'est pas encore celui-là. Un magasin de vêtements à 1 euro. Une agence immobilière proposant une maison de 87 m2 dans "secteur en pleine mutation", au prix de 325 000 euros. Un petit bazar sur tréteaux où s'alignent des montres très très dorées, et le vendeur qui dit à une passante, chez moi la qualité n'est jamais chère. Et puis cette petite épicerie, dans Paris intra-muros on appelle ça "un arabe", et passant là devant je me dis que j'ai un creux, j'acheterais bien un paquet de gâteaux. Je vais à la caisse avec mes gaufrettes au chocolat, un petit monsieur en blouse bleue arrive, je le regarde, il me sourit, il s'exclame et je m'exclame, nous nous serrons chaleureusement la main. C'est que ce monsieur et moi nous nous connaissons très bien. C'est lui qui tenait l'épicerie de ma rue, il y a encore deux ans. C'est chez lui que pendant plusieurs années, j'allais acheter, à pas d'heure, la plaquette de beurre manquante, le rouleau de papier toilette indispensable, le petit citron oublié pour mettre sur le poisson, le paquet de gâteaux des petits creux, la pile pour le jeu en panne, les trois bonbons promis, la canette de bière des soirs d'été, le pain aussi, parfois, bref, tout, car chez lui il y avait de tout, plus le sourire. Et ce monsieur, ce fut également la première personne croisée dans ma rue quand j'allais m'y installer, avec son sourire, déjà, comme un bon présage.
Je suis sortie de chez lui, naïvement contente.
Quelques heures plus tard, je croise dans un bus l'actuel épicier de ma rue, qui n'est pas tunisien, lui, mais sri lankais je crois, il me sourit lui aussi, d'un sourire plus timide et doux, et je trouve bien décidément, de participer à ma manière à ce grand déplacement des épiceries.