Magazine Nouvelles

Si c’est un homme

Publié le 15 septembre 2010 par Cameron

   J’avais lu Primo Levi il y a longtemps, et je me suis décidée à le reprendre cet été. Ce fut une expérience déstabilisante. Est-ce parce qu’au fil des années, les fictions ayant pour thème la déportation se multiplient  ? Est-ce parce qu’il nous semble avoir entendu et « compris » pire depuis que le sujet abonde au cinéma et à la télévision ? Ma relecture m’a perturbée, car en fait de plongée, je suis restée aussi froide et distanciée que le narrateur lui-même. Je parle bien sûr d’abord de Si c’est un homme, mais le même phénomène s’est reproduit pour les textes suivants, avec en plus la légère lassitude qu’engendre l’accumulation. Primo Levi a évidemment conçu son ouvrage comme un témoignage, dans lequel il souhaitait dire ce qui se passait sous ses yeux sans en retrancher l’horreur ni y ajouter un jugement que chacun de nous pouvait se forger seul. Il s’est replacé dans la situation d’alors, celle d’un homme qui ne comprenait pas ce qui se passait et ne pouvait décrire que ce dont il était témoin. C’est la contrainte principale de son récit, et précisément celle qui m’a amenée à le rejeter cette fois-ci. Je l’ai donc lu froidement, avec un certain calme, avec peut-être, disons-le, de l’indifférence.

   Et j’en suis encore stupéfaite. Il m’a fallu admettre, sans doute, que le poids des mots avait fondu. Que la portée du témoignage de Primo Levi s’amoindrissait, non pas à cause de la distance temporelle, mais par l’accumulation de récits, fictions ou non, qui lui ont succédé. On n’en fait pas forcément plus, mais on émotionnalise ce que Primo Levi avait voulu sec et direct. On investit. C’est la grandeur de la fiction, me semble-t-il de finir par appuyer davantage que le simple témoignage, car c’est ce supplément d’impact, cet angle renforcé de pénétration des consciences, qui fera durer. Mais cela pose, ou me pose, une question morale, que je décompose en deux segments différents et indissociables. La question de la vérité nue, tout d’abord, qu’on aimerait tant considérer comme définitive, se suffisant à elle-même, comme si en fait exactitude valait efficacité. La question de l’impact des images, ensuite, images nées des mots ou images au sens propre, dans la création inconsciente de la grille de réflexion que nous appliquons à ces événements terrifiants. Primo Levi est-il en-deçà de la vérité ? Ou est-ce moi, lectrice d’aujourd’hui, qui ne parvient pas à faire abstraction de ce que l’image, le cinéma, la fiction, m’ont appris à considérer comme juste ? Entendons-nous bien, tous les récits sur la déportation ne peuvent que suggérer l’horreur, pas la rendre réel le ; je pense d’ailleurs que ceci s’applique en fait à toute expérience humaine, par nature incommunicable. Et l’incompréhension du déroulement des événements est, dans le livre de Primo Levi, ce qui me paraît le plus… sensible, perceptible, autrement dit le mieux transmis. Mais je ne peux pas m’empêcher de me demander aujourd’hui quel fardeau représente pour nous qui ne l’avons pas connue la représentation de la déportation. De combien d’images sommes-nous nourris ? De quoi sont faits les mots qui la rapportent, et jusqu’où perdront-ils leur poids de vérité ? L’art comme seule possibilité de transmission, l’art comme destruction  du réel, comment se fait la balance ? Je ne sais pas. Primo Levi cet été ne m’a pas permis de répondre à cette question.


Retour à La Une de Logo Paperblog

Dossier Paperblog

Magazines