Une mouche virevolta autour du drogman qui la chassa d'une main leste, avant de traduire les paroles d'Ali qui, d'une voix traînante, confessa qu'un jeune homme était passé le voir quelques jours auparavant pour lui vendre une statuette et une pirogue en bois qu'il avait posées sur une étagère. Louis émit un Oh de délectation quand il aperçut l'oushebti et la maquette funéraire, forte d'une quarantaine de centimètres qui, bien que la peinture en fût partiellement écaillée, demeurait dans un état de conservation remarquable.
Le vieil homme, qui perçut immédiatement la lueur de convoitise dans son regard, lui annonça un prix prohibitif. Louis fit un signe à Malik pour qu'il marchandât les deux objets et les affaires suivirent leur cours habituel. Après de longues minutes de négociation, alors que le prix était déjà divisé par trois, Louis, à notre étonnement à tous, coupa net la conversation. Il proposa au vieil homme la somme initiale pour la pirogue, la statuette funéraire et une rencontre avec l'homme qui lui avait vendu les objets. Ali ne sembla pas surpris par la tournure prise par la discussion. Il connaissait Louis bien mieux que nous tous, et sans mot dire, il lui tendit la main pour conclure l'accord. Il nous donna rendez-vous une heure plus tard. Nous patientâmes près d'une ancienne mosquée arborée en dégustant des dattes fraîches. Brûlants d'impatience, nous nous précipitâmes à l'heure dite dans le gigantesque labyrinthe de bazars et rejoignîmes, essoufflés, la réserve d'Ali.
Un homme au tempérament nerveux parlait avec lui. Lorsque nous entrâmes, il se tut. Ali nous présenta Ahmed. Le jeune berger acceptait de nous mener le lendemain jusqu'à la tombe où il avait trouvé la pirogue et l'oushebti moyennant une coquette somme, même s'il ne restait, à ses dires, rien de valeur à l'intérieur. Le puits se situait sur la rive ouest du Nil, dans le désert, à la bordure de Sakkara
et de l'antique Memphis qui, démolie pour servir de carrière lors de la construction du Caire, s'étendait sur plus d'une demi-journée de marche. Dans l'excavation, des bergers avaient découvert des sarcophages, un masque feuilleté d'or, du mobilier et une caisse entière de statuettes, autant de biens aussitôt donnés en pâture à des collectionneurs particuliers sur le marché clandestin des antiquités égyptiennes. Après leur passage, Ahmed n'avait pas récupéré grand'chose, excepté les deux objets, enfouis dans le sable, ainsi qu'un miroir en argent et une boîte à maquillage qu'il avait revendus à un riche scientifique allemand.
Ses derniers mots que Malik, embarrassé, traduisit d'une voix sourde, me stupéfièrent : " pas de femme, c'est interdit. Pour les trois hommes, c'est possible mais pas pour la femme. " Louis acquiesça sans même me consulter ; sans doute savait-il que ce point-là n'était pas négociable. Pendant le trajet de retour, je restais muette, partagée entre une profonde tristesse et un frustrant sentiment d'injustice. Henri, dont l'embarras était palpable, marchait silencieusement à mes côtés. Les harems de la célèbre allée de Choubrah, les Champs-Élysées du Caire, rosissaient sous la caresse du soleil couchant. Les sycomores, qui bordaient l'avenue, tendaient leurs bras cagneux vers les étoiles qui scintillaient timidement. Alors que je me morfondais en maudissant le ciel de m'avoir fait naître femme, Henri, que mon exclusion contrariait, eut soudain une idée aussi extravagante que séduisante : je pouvais renoncer à mon apparence de femme.
Si je rejetai d'emblée cette manœuvre que je jugeai inconvenante, je me laissai finalement convaincre par Guy, dont les yeux rieurs et l'intelligence hors du commun me faisaient toujours entendre raison. Il énuméra les avantages que j'aurais à voyager sous l'apparence d'un homme, loua mon goût pour l'aventure et les défis, m'assura que l'on n'y verrait que du feu et que j'aurais très certainement beaucoup de plaisir à vivre une telle expérience. Un ultime argument, et non des moindres, triompha de mes dernières réticences, de nature purement pratiques : sa frêle corpulence s'apparentant à la mienne, il me proposa de me céder sa place. Comprenant à mon ton indécis que je capitulais, il me promit des pantalons, une chemise, un canotier et des bottes qu'il me suffirait de garnir d'un chiffon pour qu'elles soient à ma taille. Je nouerais mes cheveux que je dissimulerais sous le couvre-chef, je parlerais le moins possible, je marcherais d'un pas pesant, je ne monterais pas en amazone à dos de chameau et le tour serait joué. Leur enthousiasme était tel, Louis m'ayant donné son aval sans condition, que je les quittai conquise par cette surprenante perspective.
Comment se déguiser en homme en deux temps trois mouvements : leçon particulière dans le prochain épisode!