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Stefan Zweig ou conscience contre violence

Publié le 21 septembre 2010 par Voilacestdit

J'ai cité dans mon dernier billet un extrait de la correspondance que Stefan Zweig a échangée avec Romain Rolland à un moment crucial de son existence, en 1933, quand il anticipe qu'il devra, lui juif autrichien, quitter Salzbourg, sa maison, ses livres, ses collections, pour fuir le nazisme. De fait, il mènera à partir de 1934 la vie errante d'un exilé.
De SZ on connaît ses romans et nouvelles, comme Le joueur d'échecs, La confusion des sentiments, Vingt-quatre heures de la vie d'une femme etc., on connaît ses biographies, comme Marie-Antoinette, Marie Stuart, Erasme, Fouché etc. Dans tous ces livres, et aussi dans un essai comme Le Monde d'hier, qui raconte le monde, passé, de son enfance, son éducation, le monde de la bourgeoisie cultivée de Vienne dans les années 1900 - affleure à vif une extrême sensibilité, qui fait à la fois la force de ses écrits et sera pour SZ une grande cause de souffrance.
SZ le reconnaît à plusieurs reprises dans sa correspondance. Non seulement il "sent" l'époque qu'il vit mais il la "pressent". Il écrit ainsi à son ami Sigmund Freud le 15 novembre 1937, en pleine montée du nazisme qu'il a fui  : "Je ne peux vous dire combien je souffre de cette époque ; un dieu mauvais m'a donné le don de prévoir bien des choses, et ce qui fait irruption maintenant, je le sens dans mes nerfs depuis quatre ans déjà".
À Félix Braun, le 10 juin 1940 : "J'ai reçu en partage le don de Tirésias [dans la mythologie grecque : devin aveugle de Thèbes], au point que c'en est terrible ; pendant tous ces mois où les gens vivaient dans l'insouciance et disaient "time works for us" parce qu'ils ne voulaient pas se décider, j'ai vécu sans interruption en proie aux craintes les plus noires - lesquelles ont d'ailleurs été atrocement dépassées par les événements".
À Romain Rolland, le 16 février 1938 : "Je souffre plus des choses quand je les prévois [...] que quand elles arrivent en réalité ; l'imagination énerve. La résistance fortifie".
"La résistance fortifie" : tel sera, au milieu de ses souffrances, le sens du combat de SZ - et le chemin qu'il trace. Ne jamais plier, ne jamais abdiquer, "sauver la chose unique - la liberté" : "J'ai quitté ma maison, j'ai abandonné mes livres, mes collections pour sauver la chose unique - ma liberté" [À Romain Rolland, le 16 février 1938].
"C'est le seul combat qui me paraît digne aujourd'hui : celui pour la liberté de conscience", écrit-il le 3 juin 1935 à Jean Schorer, poursuivant : "Dans mon livre sur Érasme, j'ai essayé de poser la question en me servant d'Érasme comme d'un symbole". SZ parlera lui-même d'une "autobiographie masquée". Il se retrouvait dans le destin d'Érasme.
Une autre figure, moins connue, celle de Castellion, inspira également fortement SZ, pour illustrer son combat. Dans la même lettre il fait part  de ce nouveau projet de biographie : "Je crois que ce serait vraiment un excellent point de départ pour renouveler notre défense spirituelle dans tout le domaine de la liberté menacée". Le projet aboutit effectivement à une biographie, au titre évocateur : "Castellion contre Calvin ou conscience contre violence".
Cette liberté qui faisait sa vie, SZ l'avait d'abord connue dans sa jeunesse, dans cette Vienne des années 1900 - "un art de jeunes gens" - qui lui fait expérimenter, déjà, un certain côté provisoire des choses. Dans Le Monde d'hier il écrit : "Longtemps, cette éducation au provisoire que je me donnais me parut une faute, mais plus tard... ce sentiment mystérieux qui m'empêchait de m'attacher m'est devenu un secours".
SZ aura bien eu besoin de ce "secours" pour sauver toujours sa liberté dans les circonstances les plus atroces qu'il a vécues, exilé, n'ayant plus de patrie, écrivain de langue allemande interdit en Allemagne [où ses livres ont été brûlés], étranger suspecté dans les pays où il trouve refuge, vivant mal les compromissions de certains de ses amis avec le régime allemand... "Je vois bien que c'est une catastrophe telle que le monde n'en a pas connu de cette ampleur depuis la chute de l'Empire romain [...] Étrange sentiment de flotter dans le vide, lesté simplement de quelques valises qu'il faut sans cesse défaire et refaire. Peut-être que cet état mène d'une certaine façon à une liberté nouvelle ; peut-être à un irrémédiable épuisement." [À Alma et Franz Werfel, 12 novembre 1941].
Irrémédiable épuisement qui trouve sa fin tragique dans son suicide et celui de sa femme le 22 février 1942 à Petropolis, au Brésil. Dans les dernières lettres il avouait : "Je n'aime plus tellement la vie" [New York, 10 juillet 1940]. "C'est comme dans le poème d'Hölderlin : 'Je ne suis plus rien, je n'ai plus plaisir à vivre' . Tout est devenu tellement difficile" [New Haven, Connecticut, 20 mars 1941].
Mais quelle leçon de courage et de lucidité, nous a laissé SZ avant de céder à l'accablement.
Lui qui fustigeait la lâcheté des intellectuels - "Le danger principal réside selon moi dans la lâcheté des intellectuels, qui ne veulent pas se mettre à dos les puissances gouvernantes, même lorsqu'elles sont hostiles à l'esprit, et observent un silence lâche, quand ils ne flattent pas ces mêmes puissances" [À Ivan Sajkovic, 27 avril 1932] - il aura toujours su sauver sa liberté, pour affronter le temps de l'épreuve et de la responsabilité, en se mettant "du côté de ceux qui sont restés dans l'ombre" : "Quand une époque comme la nôtre a perdu la justice, c'est à nous d'être du côté de ceux qui sont restés dans l'ombre, des grands vaincus, quand les autres glorifient les héros de la violence" [À Jean Schorer, 3 juin 1935].
"Conscience contre violence" : tel pourrait être le mot d'ordre que nous lègue SZ face à notre époque.
Un sentiment secret me dit que nous sommes dans le vrai si nous restons simplement fidèles à ce qui est humain.
[À René Schickele, 27 août 1934]


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