Le hasard avait fait que je disposais d'une matinée devant moi.
J'accompagnais donc mon fils vers son cours de solfège dans une ville dont les rues n'étaient guère plus bruyantes qu'à l'accoutumée. Seuls distinguaient ce jour d'un autre la scène dressée sur la place de l'hôtel de ville, et les multiples écritoires.
“Dis, papa, je pourrai les essayer tous?”
“Mais bien sûr, mon fils, avec une rallonge à nos heures, on finira bien par tous les essayer!”
Il me regarde, dubitatif. Il sait mon humeur parfois grinçante, et mon humour décalé. Il sait aussi mon grincement intérieur de ne pouvoir assister, fureter, errer davantage et tout écouter, tout voir, tout entendre. Il est comme moi: il avalerait crus tous les livres, écouterait toutes les musiques, se gaverait de tout ce qui se fomente d'écriture en chaque point de la ville.
Pour l'heure, tout est calme. Le petit marché du mercredi s'est installé comme il a pu, autour de la scène et devant les écritoires. Des inconnus boivent leur café à la terrasse. Devant la médiathèque, on s'agite autour de la jolie scène en bois dressée place d'Herbès.
Nous accélérons notre pas. Faudrait pas que nous soyons en retard, déjà que la poste n'a pas livré en temps voulu le livre!
Il entre d'un pas résolu dans la salle de classe. Je m'en retourne vers la Petite Planet. On m'y attends de pied ferme, les mains remplies de feutes.
Sur une vitrine, j'enteme le cadavre exquis du jour : “Que m'importe la couleur de ta peau, celle de ta langue, ton pays d'origine: j'ai tant à apprendre de toi.” Les chalands passent en détournant la tête. On entre et on sort, déposant progéniture pour le cours d'anglais, au premier étage. Une vitrine de salie, passons à la suivante : “Le monde est comme un puzzle, une pièce vous manque, et il devient casse-tête.” On me regarde, perché en haut de mon échelle. “Le temps va changer…” “Manquerait plus que ça, maugréent en moi mes pensées, déjà que vendredi, ils ne me fournissent mi sonorisation, ni chaises, si, en plus, il pleut, Camus va pouvoir rentrer chez lui…”
Un café avalé sur le pouce et me voilà reparti. devant la médiathèque, des comédiens jouent une pièce de théâtre forum, devant un public nombreux et médusé. “Mettre des mots sur nos maux”[1].On hésite à prendre la parole. Elle a été morcelée si longtemps. On passe tant de temps à nous dire qu'elle est réservée aux experts. Tout à ma préoccupation, mon fils m'a échappé. Il est entré dans la bibliothèque rejoindre maman. Je le vois ressortir, triomphant, un paquet de livres sous le bras. Il se précipite dans l'écritoire en forme de livre. Il y écrit une nouvelle lettre à son docteur adoré. Il a du mal à sortir: c'est dur de sortir d'un livre! Sur la scène on joue la scène connue : la gamine, adolescente, veut faire de la danse son métier; ses parents veulent qu'elle ait un “vrai” métier en main. le temps passe, rien de changé sous le soleil! … Sinon que les “vrais” métiers, par ces temps-ci, il n'en reste plus beaucoup à faire vivre…
Rien vu, comme prévu, ni de l'inauguration, ni de l'entretien avec Kim Thúy. La pauvre est aujourd'hui l'invitée des apéros littéraires, mais c'est jour de grève et de manifestation et il est prévu que les réjouissances se terminent sur la place de l'hôtel de ville, dans un joyeux télescopage entre le monde réel et celui de la littérature. La vedette risque fort de lui être chipée.
Rien vu non plus de Brigitte Fontaine… Trop crevé, titubant sur le trottoir envahi par la nuit dans un ville réfugiée devant les informations télévisées, je suis vite rentré me coucher.
Je ne verrai pas grand chose non plus aujourd'hui. la matinée va se partager entre obligations professionnelles et manifestives, et l'après-midi sera une course effrénée entre l'école, le conservatoire, la mairie pour des démarches administratives fastidieuses, de nouveau l'école, peut-être un vernissage à l'hôtel Voland, puis mon atelier d'écriture sur la Petite Planet…
Je ne verrai rien mais je vous dirai tout de ce que je n'aurai pas vu, promis.
Et demain, le combat va continuer, c'est maintenant certain, dans le crescendo d'une fête, pas faite du tout pour les clampins qui turbinent.
Xavier Lainé
23 septembre 2010
[1] “Dan kel état j'r”, par le 6T-Théâtre