Abel

Publié le 23 septembre 2010 par Banalalban

Euh… oui… euh… donc ça veut dire que ça commence là en fait ? C’est ça ? Euh… excusez-moi, je ne suis pas habitué à faire ça… vous allez rester là, c’est ça ? Et euh… et moi je dois parler c’est ça ?... hein ?... ah oui, j’oubliais… vous ne parlerez pas… alors euh, bon… c’est un peu bête comme histoire, mais je pense que vous devez en entendre de toutes les couleurs avec ce que vous faîtes et tous les gens que vous rencontrez et qui vous parle... comme moi… donc, euh… ça remonte à deux ou trois ans je crois… je faisais ma lessive comme tous les week-ends dans le lavomatic en face de chez moi... euh, oui, j’habite dans un petit studio dans lequel je n’ai pas la place d’installer un lave-linge sous peine de voir mon espace réduit... et bien... à pire qu’un mouchoir de poche… ah, ah ,ah… non pas que je ne veuille pas un jour trouver plus grand, non, c’est juste qu’au final, j’aime bien n’avoir à m’occuper que d’un petit chez moi… et puis ce n’est pas ce que vous croyez : c’est très coquet hein : mon studio à un certain cachet que certains m’envient, et en plus je fais preuve d’un indéniable talent pour le décorer et l’agencer… j’ai pas mal de goût et je pense en avoir bien optimisé l’espace. Bon en même temps, il serait aussi un peu temps que j’en prenne un plus grand… dîtes donc au final : je me contredis pas mal en fait : il y a deux minutes je vous disais que j’étais très content de mon petit studio et maintenant je vous dis que je veux en changer… vous devez me prendre pour un idiot qui ne sais plus ce qu'il raconte… bon en même temps vous avez dû en rencontrer pas mal des débiles… et des pervers aussi… quand je dis débiles, c'est juste une façon de parler, vous comprenez ce que je veux dire... enfin bon, je ne suis pas comme eux… Bref, revenons à nos moutons… ah, ah, ah… je lavais mon linge comme tous les week-ends, quand, en sortant mes affaires, je m’aperçois qu’il y a un bouton... dans mon linge. Et mon linge je le connais… enfin, bien sûr que je le connais : je vis avec, non ? Ah, ah !….. ce bouton en gros, et bien ce n’était pas le mien… il ne correspondait à aucune de mes chemises ou vestes... alors j’en suis venu très vite à la conclusion qu’il avait dû s’arracher au vêtement d’un précédent client, client qui avait forcément utiliser la même machine que moi. Vous me suivez ?... ah oui… j’oubliais que vous ne parlez pas… donc euh, ce bouton, et bien je l’ai bien regarder… Quand je dis bien regardé, sur le coup, ça m’a pris juste quelques secondes… parce qu’après, j’en ai passé du temps dessus, ça je peux vous le dire : j’ai bien cru que j’allais devenir fou. Je l’ai bien regardé, et j’ai très vite compris que c’était le bouton d’une veste qui avait dû appartenir à une fille. En rentrant chez moi et après avoir mis mon linge à étendre… tiens là aussi je me dis qu’il serait temps de changer d’appartement parce que quand j’y étend mon linge, il envahit toute la pièce principale.. enfin je veux dire : il faut bien que ça sèche quelque part et comme je n’ai pas de balcon : j’en mets partout !!! … Alors en retrouvant le bouton, je mes suis mis à l’étudier… à le faire glisser entre mes doigts longuement, à le faire tourner délicatement entre mes phalanges… Il brillait : il était si beau ce bouton… un petit bouton qui tente un peu d’imiter le métal, vous voyez ce que je veux dire ? qui est tout doré et tout… le genre de bouton qui fait beau plus qu’un bouton sur la veste d’une femme. Et c’est là que j’ai commencé à déconner. Je me suis posé sur le lit _ je n’ai pas de canapé… et j’ai commencé à imaginer cette femme : à quoi elle pouvait bien ressembler, quel devait être son métier, si elle avait des enfants, un mari, quelle était sa vie et tout, si elle était heureuse et surtout si elle ne serait pas trop déçue d’avoir perdu son bouton. C'était un bouton de femme, ça j'en étais sûr. Peut-être qu’elle s’en foutait aussi. Pour moi elle était... elle était ce bouton... et je commençais à lui imaginer une vie. Pour moi elle était tout à la fois : belle, banale, grande, minuscule, blonde, brune, rousse. Elle pouvait tout aussi bien être polémiste, posée, interne, intègre, pigiste, pongiste, plongeuse professionnelle, infirmière, pute, sainte, dévote, vendeuse dans un magasin spécialisé dans l’alimentaire pour hamsters, ouvreuse de bar, entraîneuse, martyre... Elle était tout ce que je voulais. Je l’inventais à ma guise et à la force de l’imagination. C’est comme si je commençais à croire que nous étions identiques, faits dans un même moule, différents et si complémentaires. Je me suis mis à croire qu’elle était moi et tout à la fois. Elle pouvait être ma lumière, ma meilleure amie et ma pire ennemie. Je sais, c’est complètement con. Je n’ai pas de femme vous savez : je vis seul dans un petit appartement obscure et lugubre. Je n’ai pas d’enfants. Vous devez penser que je n’avais pas de vie alors et que ce bouton était un prétexte pour que j’en invente une à quelqu’un mais ce n’est pas vrai : je suis quelqu’un d’heureux… vous pouvez demander à qui vous voulez… à Piotr par exemple, c’est mon meilleur ami… Euh, excusez moi, ça ne vous dérange pas si je fais une petite pause rapide pour me griller une cigarette ? En plus je n’arrive pas à bander, alors pour me branler, ce n’est pas très pratique… vous en êtes où de votre dessin ? Je peux regarder ?... bon OK, d’accord… je respecte… et puis en même temps, je vous paye pour ça… vous faites un travail étrange.. enfin en même temps j’imagine que ce n’est pas votre travail vraiment… bon… Bin Piotr, d’ailleurs, je lui en ai parlé : je lui ai dit pour le bouton et tout... ah non, pas pour votre travail hein _ que je me sentais coupable de l’avoir en ma possession et d’en priver une fille que je ne connaissais même pas. Lui s’est moqué de moi, me disant que j’étais tombé amoureux d’une fille qui n’existait pas et moi je lui répondais que c’était pas vrai, que je n’étais pas amoureux le moins du monde… en même temps, c’était complètement con : je ne pouvais pas être amoureux d’un fille que je ne connaissais pas, qui n’était là que dans un bouton de veste, aussi beau soit-il . Mais c’était plus fort que moi.. je me suis pris de passion pour cette fille, cette veste et ce bouton. Et puis ce bouton d’ailleurs, j’ai commencé à chercher de quelle veste il pouvait provenir : j’ai fait deux ou trois boutiques pour savoir si ce type de boutons rappelait quelque chose à quelqu’un, pour demander si les vendeuses connaissaient le type de vestes auxquelles il pouvait appartenir. C’était complètement fou parce que personne ne comprenait ce que je faisais et on a dû me prendre pour un fou. Moi je m’en foutais : j’avais un bouton et je voulais connaître la fille à qui il était la propriété. Piotr arrêtait pas de me dire que je le gonflait avec ça, que j’étais saoûlant, que j’avais un problème : moi, je ne voyais pas ça comme ça, forcément… c’était une véritable obsession, obsession avec laquelle je me levais, qui ne me quittait pas de la journée et avec laquelle je m’endormais… et tout pareil tous les jours. Alors finalement j’ai mis une annonce : tout d’abord sur le mur vitré du lavomatic, puis, comme je voyais que personne ne se manifestait, dans le journal local. Je dois vous paraître fou. Je l’étais un peu à l’époque, je dois bien l’avouer : je vois ça maintenant d’où je suis et après tout le travail que j’ai fait sur moi depuis… mais ça remplissait ma vie et mon petit appartement. Ça me donnait un but, une sorte de passion comme une collection mais moi, c’était mental. Ça m’excitait… bin tenez, regardez : je ne vous mens pas. Ça a duré comme ça deux, trois mois sans discontinuer… je passais chaque jour au lavomatic, je consultais constamment ma messagerie pour savoir si on avait répondu à mon annonce. Je questionnai la femme de ménage de la laverie pour savoir si elle n’avait pas vu une fille, une fille qui porterait une veste avec un bouton manquant… elle a dû me prendre pour un barge d’ailleurs… moi, je m’en foutais… c’est amusant parce que j’en ai reçu au final des réponses à l’annonce passée dans le journal et peut-être qu’après tout, une des filles rencontrées après ça était peut être la bonne et ça, je ne saurai jamais… peut-être qu’elle était là, au milieu de toutes les petites vicieuses et curieuses qui sont venues me voir… putain… hum, peut être que je l’ai vu, peut être que je suis passé à côté… en tout cas quand j’y repense, ça me fait bien marrer… et ça me manque… parce que depuis, je l’ai jeté ce bouton… parce que la passion et la curiosité se sont envolées… et peut-être que la fille se foutait de son bouton plus que moi… mais j’aimerais bien en retrouver un de bouton… putain… et peut-être qu’alors ça recommencera… que je redeviendrai un peu fou en imaginant à qui il peut bien appartenir... peut-être que ce sera la petite sœur de la première… ou la mère… ou peut être qu’il existe une famille qui s’amuse à perdre ses boutons tout exprès… dans les lavomatics… pour attirer la curiosité…. Peut-être une secte… qui fait exprès de perdre les boutons… des boutons comme dorés… vous savez… putain… je suis con de l’avoir jeté… ça m’aurait fait un super souvenir… ça m’aurais amusé de jouer avec… tiens par exemple ce soir… ou bien maintenant, pendant que je vous parle… peut-être que je l’ai croisée, la fille au bouton et tout ça sans le savoir vraiment… Ça serait franchement marrant non ?... putain… ça vient… vous voulez que je jouisse sur le dessin ?..... ici ?... là…….. à droite… ça vient…. Ça vient….".