À quatre heures du matin, on frappa à la porte. Nous devions partir une heure plus tard, avant que le soleil ne se lève. J'enfilai non sans difficulté mes vêtements de fortune. En réglant les bretelles, je m'assurai que les pantalons étaient correctement maintenus. Je retroussai les manches, trop longues, de la chemise, puis chaussai les bottes rembourrées. Je m'attachai les cheveux à l'aide d'un ruban, avant de les faire disparaître sous le canotier à larges bords, accessoire indispensable dans le désert. Je nouai grossièrement une cravate autour du col amidonné et passai une veste beige. Je ceignis mon cou ainsi que le bas de mon visage dans un turban crème que j'avais acheté à l'hôtel, avant de visiter les pyramides de Gizèh
avec Lord Waters, un ami anglais de Louis.
Je n'oublierai jamais l'escale que nous fîmes ensemble à l'entrée du site pour saluer le gardien de la nécropole, le colossal Sphinx au nez mutilé, que butinaient une nuée d'aigles affamés. Nous entreprîmes ensuite la rude ascension de la pyramide de Chéops
, gravissant pierre après pierre les marches naturelles creusées dans le roc et rendues glissantes par les graviers érodés. Du sommet, battu par les vents et brûlé par la lumière, la nécropole se déroulait comme un tapis d'orient jusqu'au Nil. Bouleversée, j'embrassai les pyramides de Sakkara
et de Dahchour, la crête escarpée du Mokattam et l'agglomération du Caire. Je ressentis alors la toute puissance des dieux, sentiment qui m'emplit d'une telle euphorie que j'ouvris les bras au ciel, faisant fi des gifles répétées du vent, en me remémorant mes illustres prédécesseurs. Je dois confesser que je ne résistai pas à la tentation de graver mon nom aux côtés de ceux de Napoléon et de Chateaubriand, même si ceux-ci, sans doute, n'avaient pas été tracés de leur propre main.
Les mains sur les hanches, je me postai devant le miroir, défiant quiconque de deviner qu'une femme se cachait sous ces habits d'homme. Je souris à mon étrange reflet, m'emparai du sac que j'avais minutieusement préparé la veille et quittai la chambre sans oublier de malmener le parquet avec mes semelles. Dans le salon où ils sirotaient du thé, je retrouvai Henri et Louis. Lorsque Guy nous rejoignit, il éclata de rire en reconnaissant ses effets, puis ne me quitta plus des yeux, ce qui n'échappa à personne. Le maître d'hôtel blêmit face au singulier manège de son client. L'observant à la dérobée, je le vis ajuster son monocle en coiffant sa moustache d'un air pensif. Selon toute apparence, il brûlait d'envie de savoir qui j'étais, si je résidais ou non à l'hôtel et quelle relation j'entretenais avec Guy, qui, tel Pygmalion contemplant une dernière fois sa création, me dévora des yeux avec de me décocher un mémorable clin d'œil. Ébahi, le maître d'hôtel retroussa la lèvre supérieure, esquissant un geste auquel Guy coupa court en regagnant ses appartements.
Derrière le haut portail, accompagné de trois chameaux et d'un âne blanc aux oreilles velues, Ahmed nous attendait. Dès qu'il nous vit approcher à la lueur des lanternes, il nous fit signe. Après les salutations d'usage, il força les chameaux à s'accroupir un par un, pour nous permettre de grimper dessus. Bien que je fusse parfaitement au fait de la sensation de bascule que l'on éprouve, que l'animal se levât ou s'accroupît, quand mon chameau se redressa, comme à l'accoutumée, je ne pus réprimer un cri de surprise, que je camouflai aussitôt dans une quinte de toux rauque. Ahmed, qui ne fit, Dieu merci, aucune remarque, monta sur l'âne lorsque nous fûmes prêts. Il remit les pans de sa tunique en place, puis d'un coup de talon, donna le signal de départ. Spontanément, le cortège prit la forme d'une cordée tandis qu'en silence, nous nous engagions dans la venelle qui débouchait sur la rue Mouski.
Une heure durant, nous traversâmes la ville fantôme qui s'apprêtait à renaître de ses cendres, avant d'atteindre les rives du Nil. Dans un village côtier où prospérait une curieuse mousse verdâtre, mêlée sur les chaînes d'amarrage à des filets de rouille pailletée, nous embarquâmes sur une cange pour remonter le fleuve vers le Sud. Sur la capitale tentaculaire que nous distinguions à l'horizon, se leva bientôt l'astre sacré qui baigna de sang le ciel comme la terre. Éblouie par la majesté des eaux, j'oubliai le visage ravagé de Louis, que le soleil entaillait sauvagement, et l'abandonnai sur le pont pour rédiger mon journal de bord.
Jeudi 19 février 1863, 11h du soir
Quelle journée formidable ! Après tous ces événements, parviendrai-je à fermer l'œil de la nuit ?
Que s'est-il passé lors de cette inoubliable journée? Suite au prochain épisode!