Il y avait comme de l'électricité dans l'air. J'étais passé voir l'état des cadavres exquis. Mes yeux étaient heureux de lire une suite à ma vision du monde en portugais, chinois, anglais. Faisant irruption de la galerie, je fus tiré de ma rêverie par une voiture, klaxons hurlants, drapeau du NPA flottant au vent. Un flot de jeunes gens avaient envahis le trottoir d'en face, le milieu de l'avenue, et apostrophaient les passants en les invitant à la manifestation. Plus loin, deux vieilles, grinçantes déploraient la disparition du poteau et de la chaîne protégeant leur “propriété”. Elles auraient pu être heureuses d'être ainsi libérées de leurs chaînes. les gens ne savent pas où se trouve leur bonheur.
J'avais avalé mon café en vitesse en parcourant le journal. C'est un grand avantage que de vivre en province, les journaux peuvent y être vite lus. Bien sûr, outre l'inauguration très sélect du nouvel hôpital (dont avaient été exclus les usagers qui réclament à grands cris une réanimation, et ce depuis des lustres), on y parlait de l'inauguration de ces correspondances, et de Kim. On y apprenait que Colum Mac Cann, souffrant, serait le grand absent des festivités. C'est bien dommage, parce qu'il aurait été le seul à pouvoir mettre les pieds dans le plat du consensus mou qui règne dans ce microcosme: pas un mot de travers, on ne parle surtout pas de ce qui fâche (c'est d'ailleurs ce qui me pousse à le faire), des Roms, par exemple. Or, lui, Colum, a écrit un très beau livre sur le sujet [1]. Et j'aurais bien aimé l'entendre, et voir la tête de ses interlocuteurs, si, par aventure, sa parole s'était libérée de la gangue de silence qui s'impose à ce pays traîné dans la boue xénophobe.
Il nous fallait donc attendre la fin de la matinée pour que le réel fasse irruption sur la scène de l'Hôtel de ville. Q'une ville est belle lorsque son peuple en prend les clés! Manosque vibrait d'espérance. Ses vieux murs enfoncés dans leur silence complice en soupiraient de peur. Cette irruption manifestatoire ne semblait pas du goût des organisateurs. Elle eut le mérite de poser le problème, indirectement, de la place de la littérature dans une société dont les valeurs sont bafouées. Je ne sais s'il fut quelque écrivain de passage pour se joindre aux manifestives velléités. Les plus connus feignaient l'indifférence, en sirotant leur demi, à la terrasse de la Barbotine. Comme si un auteur se devait de détourner le regard dès lors que le peuple s'invite et clame une culture qui n'est, certes pas celle des actionnaires. Car ne rêvons pas : derrière chaque livre publié, ils sont là, l'oeil rivé sur le chiffre à atteindre. Cet oeil, s'il n'est pas forcément censeur, impose à l'écriture le joug d'un conformisme marchand. Ceci explique peut-être cela, sans faire de l'écrivain un homme louche, absent de la scène sociale, présent à celle des sociétaires, chair à dividende, portion congrue du prix du livre.
La ville avait retrouvé son calme lorsque j'y retournais. Le no mans land, devant le conservatoire, me narguait un peu. Je savais désormais qu'il me faudrait me débrouiller seul pour trouver les chaises pour mon hypothétique public camusien.
Devant un par-terre de lycéen, Kim parlait. Elle avait la simplicité de ses origines. Elle savait garder tête froide devant l'irruption des lettres dans son univers et sa sortie de ce gouffre à deux dollars, “qui rendaient le prix d'un livre à quinze dollars comme un rêve”. A côté d'elle, Arthur Dreyfus [2]… Celui-là avait, avec son premier livre, enfilé le costume du jeune premier. ce doit être terrible à assumer. Il faut paraître sans tâche, sans défaut, bien propre et tout. Gallimard pourrait si facilement jeter le primo-publiant. Tout l'art en telle situation est d'échapper au pilon. Alors on se montre poli, coincé, engoncé dans un conformisme de bon aloi. Comme le choc des cultures du matin, deux mondes, sous les yeux jeunes et médusés se montrait là, comme à nu. l'un qui sait ce que veut dire de vivre en dessous du seuil de pauvreté, l'autre qui a les dents longues du jeune loup et qui se doit de ne rien montrer de son ambitieuse volonté.
Deux mondes. Nous vivons dans deux mondes qui ne savent plus se rencontrer.
Ayant peu de goût pour les héritiers qui se font une célébrité de la mémoire des écrivains morts, la rencontre avec Marie-Claude Char [3] m'a totalement échappé.
Je lui ai préféré le vernissage de l'exposition “Portraits de lecteurs” [4], tout en finesse et beauté, proposée par les élèves du Lycée d'enseignement professionnel. Démonstration s'il en fallait une que la valeur n'attend pas le nombre des années, et qu'il se trouve de formidables potentiels artistiques en nos contrées reculées. Un an de travail et de riches rencontres. Et voilà que se déclinent en magnifiques photographies, montages vidéo les aspect secret d'une vie souterraine que le livre anime de son mouvement comme une respiration.
Plus tard, nous écrivîmes huit belles lettres de détestation. C'était bien le jour. Nous n'eumes pas le temps de les finaliser. Chacune (car les hommes, une fois de plus se montrèrent particulièrement absents de l'atelier) est repartie avec son projet à remettre en forme. Et, sous peu il sera possible d'en livrer la teneur. ce fut un moment intense et chaleureux. Nul ne fut laissé sur le borde de ce chemin d'écriture : révélation pour les unes, confirmation que tout un chacun peut et doit se délivrer des cuirasses de craintes posées sur les plumes par un enseignement trop souvent castrateur.
Il faisait nuit. Les rues étaient désertes. Mon pas se faisait hésitant sous le regard de la lune. Ailleurs, Kerouac [5] occupait le devant de la scène. Mon public d'atelier, venu tout exprès de Paris, m'avait obligé à écourter la séance pour ne point manquer l'évènement.
Je rentrais, à la fois heureux et inquiet : tant ici qui n'auront, une fois de plus pas eu le temps, ni l'argent, ni la curiosité peut-être d'ouvrir les fenêtres de leur coeur et de leur esprit. Si le peuple s'était immiscé de façon tonitruante dans les festivités, la rencontre n'a pas eu lieu. Deux mondes, nous vivons en deux mondes. Et ces deux là ne savent que se regarder, suspicieux, en chiens de fayence.
Demain se poursuit le combat, mais, tout à l'installation de mes cinquante chaises pour vous accueillir, je n'en verrai pas grand chose. ce qui ne m'empêchera pas d'y mettre mon grain de sel, comme de bien entendu.
Xavier Lainé
Manosque, 24 septembre 2010
[1] Colum Mac Cann, Zoli, éditions 10/18, domaine étranger
[2] Arthur Dreyfus, La synthèse du camphre, éditions Gallimard
[3] René Char - Nicolas de Staël, Correspondance, avant-propos d'Anne de Staël, éditions Des Busclats
[4] Exposition “Portraits de lecteurs”, exposition image et son réalisé par la classe de 1er année Bac électrotechnique du lycée Martin Bret. Un projet de l'Omnibus, organisé par Marie-Jo Amat et Sandrine Sabatier. A voir dans les caves de l'Hôtel Voland.
[5] Jack Kerouac, Lettres choisies 1940-1956, Lettres choisies 1957-1969, Sur la route, Le rouleau original, tous ouvrages publiés chez Gallimard.