Lettre sans correspondance 5

Publié le 26 septembre 2010 par Xavierlaine081

 

J'aurais voulu tout voir, tout écouter. J'aurais voulu avoir tout lu, avec la rage de mieux connaître. J'aurais voulu…

Mais tout s'emmêle et je vais finir par envier ceux qui, de la marge de la ville, feignent  de, ou ignorent l'évènement. Au moins, ceux-là ne vivent pas ce moment terrible d'être à la fois dedans et dehors. Ils ne connaissent pas cette difficulté à entrer dans quelque chose qu'ils ont classé une fois pour toute comme ne leur étant pas destiné.

Que moi, pauvre fou, avec mes utopies qui ne cessent de me trotter dans la tête; ces rêves d'une culture qui tirerait tout un chacun de la marée noire et gluante des conformismes répandus et acceptés; avec cette vaine tentation d'écrire, de lire, et de ne laisser personne sur le bord du chemin; cette conviction qui me hante que le livre, l'échange, l'histoire, la philosophie ou la science seraient le rempart contre tous les réflexes de repli et de refus des différences; moi, donc, je marche, j'entre dans la ville, et j'en ressort, et je peste, je boue, je fulmine que le temps se dérobe sous mes pas, de ne pouvoir m'asseoir, ne serait-ce qu'une heure pour écouter l'un ou l'autre jusqu'au bout.

Car je suis comme vous autre, voyez-vous, vous qui pensez que tout ceci vous est interdit. Comme vous je n'ai pas les codes d'accès, et ma soif de lecture n'y changera rien, ni mon écriture. De ce que j'ai entendu, il faut avoir de bons bagages pour entrer. Il faut montrer pattes blanches et universitaires si possible. Il faut s'élever au-dessus de cette mêlée où nous nous débattons, les uns et les autres, de cette glue existentielle qui nous rend coupable de survivre pendant qu'eux, là-bas, sur des cènes aux micros tendus, vivent, nous regardent vivre et font de nos vies le jouet de leurs romans.

Passant Place de l'Hôtel de Ville, mes oreilles entendent: “Nous ne parlerons pas des suicidés de France-télécom, nous ne parlerons pas de l'exclusion et du mal être au travail, nous parlerons de littérature.” Et l'autre répond: “Comment faire du travail la matière du roman ? Voilà mon soucis!”

Comment faire du travail la matière quand celle-ci est ailleurs, dans ce jeu de la langue, dans cette curiosité de dire ce que mes yeux voient. Non, ma matière à moi, c'est moi-même dans mon rapport à ce monde qui me ferme depuis toujours ses portes. Ma matière ce sont ces mots qui me hantent, qui se précipitent du haut de la falaise de mon esprit dans les vagues écumantes des pages, au risque de se briser l'échine sur les rochers, en bas.

Si le roman est un mémoire de sociologie, une manière de regarder l'autre comme un rat de laboratoire, sans que nous soyons touchés dans notre être par le sort qui nous est commun, alors le roman a perdu son âme… Et je comprends mieux l'attitude qui consiste à regarder de loin, ou de haut, cette masse qui vient interrompre les débats feutrés, vociférant son attente d'être entendue, ou réclamant la démission d'un président, ou d'un maire…

J'ai pourtant longuement évoqué la nécessité du retrait, de prendre de la distance et de la hauteur. Je vis d'ailleurs retiré de tout, c'est pourquoi toute cette exubérance me heurte. Je souffre dans mon corps la nécessité où je pourrais être de répondre, moi aussi, devant un public aux yeux féroces, de ce que j'écris, ici et là. Mais ce que je juge nécessaire de retrait est une prise d'air avant de replonger, corps et âme mêlés, dans le curée d'un monde qui se fracasse, qui brise mes voisins, expulse mes frères, tue et pousse au suicide mes amis les plus faibles. Et mon rêve serait que mes mots soient comme une perche tendue, une main amicale, un sourire de connivence, une invitation à ne point se laisser sombrer.

Revenant d'écouter un instant Claro[1], donc, pendant que les enfants écrivaient quelques lettres, mon regard croise celui d'Alexandre Lacroix[2]  Bizarre comme nos regards peuvent parfois en croiser d'autres, comme si nous nous connaissions. De pupille à pupille, je lis, alors qu'il est seul à cette table de La Barbotine, devant les reliefs de son repas, une sourde inquiétude, un détachement. A vouloir faire de l'évènement l'essentiel, on perd de vue que c'est autour que se diffuse un autre évènement, un non-évènement, dans l'esprit de ceux qui ont pris la décision, consciente ou inconsciente, de ne pas s'y laisser emporter.

Presque, si n'avaient été les enfants qui m'emportaient au loin, je me serais assis à sa table. Je sais que ma bouche aurait été hésitante à s'ouvrir. Mais, dans ma tête, une phrase se formait: “Merci, merci de contribuer, avec votre Philosophie Magazine, à sortir la philosophie des hautes sphères où elle s'étiolait. Merci de me permettre à moi, pauvre ignare de province, de combler ainsi les lacunes immenses de ma connaissance.” Mais, déjà, les enfants me tirent par la main, et nous devons rentrer.

Une fois seul, je regarde encore un peu le programme (je devrais le savoir par coeur, à force de le regarder ainsi). Je note cet apéritif, offert par l'association des commerçants, avec invitation à y rencontrer les auteurs présents, à demander autographe. Silencieux pendant que deux jouent et que le troisième dort, je prépare la pile des ouvrages achetés. Je sais pertinemment que je vais les emporter pour rien; que je n'oserai même pas en aborder un; que ma panique m'empêchera d'exhiber mes trésors pour obtenir la moindre signature, mais je met les livres, en pile, à côté de moi, sur le canapé. Dessus, c'est Louie, d'Alain Gerber[3]. Je ne suis même pas certain qu'il soit là. Je sais que ce soir, un hommage lui sera rendu auquel, moi le fervent du jazz, je ne saurai assister, retenu par mes finances et par ma flemme à retenir une place. J'ai commencé ma lecture, bien avant que tout démarre. A chaque phrase, j'entends sa voix, à la radio, et cette lente remontée des enfers miséreux, je la suis dans une envolée du cornettiste. Une fois de plus, mon âme exulte en solitaire de pouvoir communiquer avec l'essentiel : la misère n'est pas une matière à travailler, à étudier, la misère est un moteur qui rend la création, celle qui ne demande de compte à personne, qui se fait parce qu'on ne sait rien faire d'autre, possible.

Sans doute le confort apparent (une impression n'est en aucun cas un jugement, et je ne livre ici que des impressions) nous fait-il perdre cette volonté farouche de survivre coûte que coûte. Seule, depuis mercredi, Kim Thúy[4] a pu évoquer cette rage. Qui n'a pas connu l'heure de choisir entre un livre et un repas n'a rien connu.

Je vous parlerai demain, sans doute, des reliefs, ce qu'il va me rester à lire, dans ma besace, une fois les réjouissances terminées.

La petite pogne de mon fils blottie dans ma main, nous sommes allé vers la Place Saint-Sauveur. La foule était déjà là, un verre à la main, dégustant les petits fours. Un vent froid tourbillonnait, chargé de feuilles mortes. J'ai remercié la commerçante qui me tendait mon verre de rouge. Des amis se sont approchés. Je sentais, sur mon dos, le poids des livres. Je voyais, devant mes yeux, défiler quelques uns de ceux que j'aurais aimer aborder. N'osant blesser mes amis, je n'ai pas fait un pas. Silencieux, nous sommes repartis. Passée la voûte de la Saunerie, mon fils s'est dit très fier d'avoir vu sa lettre faire partie de la première sélection du concours. Ses yeux brillaient de bonheur. A l'ouest un étrange nuage s'étirait au sommet des forêts de pins : il tenait à la fois de nuées orageuses et de fumées intenses. Il était seul à barrer le ciel pur. Sans doute aussi seul que mon esprit qui se traitait de tous les noms de n'avoir pas écouté les invitations à sortir de ma réserve, à “profiter” de la situation pour faire valoir je ne sais quoi de ce travail en souffrance.

Nous abordons désormais la dernière ligne droite. Et, demain, tout ne sera plus que souvenir. La ville retombera dans sa torpeur habituelle, le train d'à côté pourra démarrer, nous donnant l'illusion d'un mouvement. Ils seront tous dans les voitures qui s'ébranleront vers d'autres cieux. Nous, nous resterons là, une fois l'ultime voiture passée, à regarder les premières neiges, soudainement tombées sur les sommets, assez bas pour la saison…

Xavier Lainé

Manosque, 26 septembre 2010

[1] Claro, CosmoZ, éditions Actes Sud

[2] Alexandre Lacroix, De la supériorité des femmes, Quand j'étais Nietzschéen, éditions J'ai lu; L'Orfelin, éditions Flammarion

[3] Alain Gerber, Louie, éditions Le livre de poche

[4] Kim Thúy, Ru, éditions Liana Levi