Lettre sans correspondance 6

Publié le 27 septembre 2010 par Xavierlaine081

 

Ainsi la messe fut dite, dans un vent glacial. Les premiers frimas, passant sur des neiges encore invisibles (ou presque), sont venus déposer leur apaisement sur une foule clairsemée.

Le dimanche faillit bien ressembler à tous les autres. L'église, portes ouvertes, dispersait ses cantiques, en voix suraiguës, par la rue grande, traversant la place Saint Sauveur, accompagnés d'un doux relent de pain frais.

Peu de monde en ces heures matinales (dix heure est une heure difficile à qui aura passé une partie de sa nuit, dans l'enfer DJesque, offert à l'équipe des correspondances : un off dans le in, en quelque sorte), mais, quand même, quelques affidés, programme en main, laine polaire et sac au dos, arpentaient les rues dans l'espérance d'une rencontre, d'un scoop littéraire, d'avaler encore et encore quelque propos asticotés par journaliste affable.

J'entre chez mon libraire. Je devrais dire ma libraire. Lui, il court d'un point à l'autre de la ville, dans un activisme visant à l'épuisement. Elle, elle porte ses valises sous ses yeux. Elle n'aspire qu'au lendemain, pour les poser quelque part, en un vallon secret, de l'autre côté du Verdon.

J'entre. Je  vais laisser encore un peu d'une fortune que je n'ai pas. Claro[1], que je n'ai pas vraiment pu entendre lorsque les enfants me tiraient par la manche pour entrer et sortir de toutes les boites d'emballages des correspondances où il ferait bon écrire (drôles, d'ailleurs, ces caisses surmontées d'un parapluie transparent), m'a convaincu d'acheter son livre dans l'interview confiée au Matricule des Anges. (Tiens en voilà que je n'ai jamais vu zoner par ici. Pourtant, au fil des ans, et sans l'aide de publicités, le magazine est devenu valeur de référence en matière d'écritures contemporaines). Et puis, Arthur Dreyfus [2], que je ne verrai pas. Ce fut une occasion ratée : il est parti avant la fin, cueillir un autre prix dans le Doubs. Les prix sont aux auteurs ce que les feuilles sont à l'automne.

Il est parti amer, Arthur Dreyfus, et il semblerait que j'y sois pour quelque chose (mais pas seulement moi). Mon propos, qui ne se voulait pas blessant, le fut tout de même. Et je tiens à m'en excuser. Car j'en suis chagriné.

Je dis et je répète qu'on ne critique que ce qu'on aime. Si nous n'aimions pas ce festival, nous nous contenterions de faire ce que les autres font : passer un bon coup de brosse à reluire, et puis passer à autre chose. 

Je répète ici la nuance, qui semble échapper au consensus mou contemporain qui voudrait qu'on dise, comme sur Face Book, “j'aime” à tout ce que nous voyons, même à l'inacceptable : il peut m'arriver de ne pas aimer, ou d'avoir mauvaise impression de quelqu'un sans pour autant le juger. Je n'irai jamais dire d'un livre qu'il est mauvais. Simplement, je ne suis pas entré dedans, ou la rencontre ne s'est pas produite avec cette flamme qui brûle l'auteur dans le feu de l'action d'écrire, ou, tout simplement, je n'ai pas aimé.

Une anecdote à ce sujet : adolescent, je reçus en prix “Colline” et “Un de Baumugnes” de Jean Giono. Je les ai dévorés sur la plage. Ces livres ont enflammé mon imagination débordante. Je suis entré, à l'époque, de plein pied dans un univers pour moi, citadin, inaccessible. A la même époque, je m'étais lancé dans l'oeuvre de Proust. Passé la madeleine, mon esprit ne put aller plus loin et la série de livre aurait très bien pu sombrer dans l'oubli. Je n'ai pas accroché.

Les années ont passé. Au détour des mauvaises fortunes de l'existence, ayant encore moins de finances qu'aujourd'hui (seuls un tapis, mes cartons d'écriture et de livre, quelques instruments de musique, avaient survécu au naufrage), je sorti de mes cartons “La recherche du temps perdu”, mes yeux y virent ce qu'ils n'y avaient jamais vu. C'était comme un tableau impressionniste dont les nuances se révélaient à mon esprit, pages après pages. Je dévorais l'ensemble en très peu de temps.

Derrière, dans le même carton, je retrouvais les livres de Giono. Je tentais de les lire : ils me parurent fades. Ce qu'on aime un jour ne rime pas avec toujours. Nos dispositions nous mènent à ne pas entrer dans un monde pour mieux y pénétrer, avec délectation, plus tard. Quel jugement faudrait-il porter sur une oeuvre dont on sait pertinemment qu'elle nous rencontrera peut-être, dans cette vie ou dans une autre?

C'est tout le travers de cette critique parisienne qui n'existe qu'en retours d'ascenseurs, et à la seule lecture d'une quatrième de couverture. Et, pour ceux qui trouveraient mon propos aigre, revenez à la lecture de Pierre Jourde[3], qui garde toute son actualité (lui non plus n'a jamais eu les honneurs de la fête).

Ce détour pris. J'entrais en la cour de l'Hôtel Voland. Une foule s'y pressait déjà et je dus, du hall voûté, dresser l'oreille pour entendre, jusqu'au moment où une place se libéra, relâchant du même coup mes tensions auditives. François Schuiten[4] et Jacques Abeille[5] devisaient, aux côtés de leurs deux éditeurs et de Jean-François Penalva, libraire du Petit pois. Ce fut un moment de belle tendresse et de franc ravissement. Il faut arriver au sommet de l'art pour être capable de cette simplicité, de cette humilité. “Rencontre”, ici le mot prenait tout son sens : l'oeuvre ne s'inscrit plus dans un catalogue ou dans un rayonnage fermé. Elle prend son envol dans une transversalité inclassable, donnant toute sa place à une littérature qui est de création, et non de circonstance.

Étrange aventure, d'ailleurs que celle du roman de Jacques Abeille : faillite d'éditeur, incendie de stocks, oubli… La trajectoire type de l'ouvrage maudit. Et le voici, par la grâce de deux jeunes éditeurs sans prétention, sorti de l'oubli, propulsé au premier rang, aux côtés d'un Julien Gracq[6] qui manquait de compagnie. Avec humilité, il avoue s'inquiéter de savoir si c'est bien lui qui écrit, ou cette voix qui lui chuchote une histoire…

Je  m'asseyais un instant à l'écritoire de cet hôtel mythique. J'y écrivais mes dernières lettres.

Puis résonnèrent les mots d'Homère, revisités par Barrico[7] : “Misérables sont les hommes, et il ne leur est pas donné de voir l'avenir, mais seulement de vivre plongés dans les brumes du présent.” Homère qui reste, demeure, tel un dieu au ciel de la littérature. Homère que d'aucuns, ignares gouvernants, voudraient jeter, avec “La Princesse de Clèves”, aux enfers de l'oubli. Homère ressuscité et ardent, dans la bouche d'un aède : “Je devrais chanter une lignée qui allait au carnage, et une cité très belle qui devenait bûcher en flammes et le tombeau muet de ses enfants. Je devrais chanter cette nuit-là, mais je ne suis qu'un aède, c'est aux Muses de le faire, si elles en sont capables, une pareille nuit de douleur je ne la chanterai pas.”

Les Muses seraient-elles cette voix qui dicte à Jacques Abeilleet aux autres leur devoir d'écrire? Nous ne sommes qu'aèdes, médiums d'une histoire qui nous traverse et se précipite sur le papier dans le seul but d'ouvrir nos contemporains à l'humilité de notre condition.

Tout le reste n'est que triste vantardise, feintes postures qui ne glorifient ni la littérature, ni l'homme à travers elle.

L'humilité est le seul credo qui la fasse entrer aux panthéon des ignorants, pour les faire bouger de leur siège, vissé devant les lucarnes bleutées et stupides.

Force fut de dénombrer le peu de pieds qui se dirigèrent vers l'entrée du Théâtre Jean le Bleu, en cette fin de journée. Et même si François Beaune[8] tentait d'amuser encore un peu avec les histoires mal ficelées glanées, ici et là, dans le ruisseau de ces quatre journées, c'était comme un repas de noce râté : le vent froid y fut sans doute pour quelque chose, mais, comme le bon peuple de cette triste ville, les édiles avaient déclaré forfait. Les huiles étaient rentrées chez elles, laissant libre court à la seule histoire qui fît un peu rire, et concernait le nom d'un triste président, désormais honni.

Il fallait bien que le réel d'une situation tragique fasse son irruption sur la scène, juste avant que le rideau ne retombe.

Il me faudrait encore combien de lettres pour vous parler de ce que j'ai glané, de ce qui me reste à lire, qui risque d'occuper mes nuits jusqu'à la prochaine édition?

Les livres sont là, tous commencés. Ils vont briller dans le silence qui suit la tempête. Nous resterons avec nos rêves d'une ville ouverte au monde et à la culture. Ce sont les bouchons et le béton qui vont reprendre leurs droits. Chacun, rentré chez lui, oubliera ce que Manosque pourrait vouloir dire, si la vie y palpitait davantage chaque jour.

Citoyens, ne soyez pas manches, retroussez vos manches, et volez aux grandes métropoles, l'aura culturelle dont elles ne veulent démordre. Ouvrez les vannes du rêve, et créons, ici ce que nul ne saurait écrire, peindre, où dire, ailleurs : la beauté du ciel d'automne qui se pose sur des sommets timidement enneigés, la difficulté de vivre et survivre quand tout se résume à l'attente vaine de subsides octroyées avec parcimonie. Soyez créateurs de vos vie, ce serait votre premier acte d'artistes!

Et il en faut bien, des artistes en résidence, pour le brassage culturel que celà procure.

D'autres ont choisi, ici, leur résidence d'artistes, ce qui ne leur procure que rarement le bonheur de la moindre reconnaissance. Nul n'est prophète en son pays.

La place de l'écrivain est à écrire, les deux pieds dans la boue de vivre.

Xavier Lainé

Manosque, 27 septembre 2010

[1] Claro, CosmoZ, éditions Actes Sud

[2] Arthur Dreyfus, La synthèse du camphre, éditions Gallimard

[3] Pierre Jourde, La littérature sans estomac, éditions Pocket

[4] François Schuiten, Jacques Abeille, Les mers perdues, éditions Attila

[5] Jacques Abeille, Les jardins statuaires, éditions Attila

[6] Julien Gracq Le rivage des Syrtes, éditions José Corti

[7] Alessandro Barrico, Homère, Iliade, éditions Folio

[8] François Beaune, Un homme louche, éditions Verticales

Restent dans ma besace:

- Philippe Forest, Sarinagara, éditions Folio

- Sofi Oksanen, Purge, éditions Stock

Que ces deux auteurs veuillent bien m'excuser, ainsi que les autres dont je n'ai pas pu acheter ni feuilleter les livres : le temps et mes finances étaient trop courts pour que je parle d'eux. Il leur faudra revenir l'an prochain.