Magazine Journal intime

Paroles d’ombre au coin de la rue des Ecoles

Publié le 01 octobre 2010 par Alainlecomte

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Il n’y a pas très longtemps, je me souviens. C’était un soir de juin, à Paris, et je déambulais rue des Ecoles. J’attendais l’heure d’aller chercher C. à la Gare de Lyon. Entre le boulevard Saint Michel et la place Paul Painlevé, il y a une terrasse de café où je décidai de m’arrêter quelques instants. Le café allait bientôt fermer, et il ne restait que quelques consommateurs attardés. Une fille très jeune aux cheveux courts était parmi eux, elle se débattait face à un jeune homme, étudiant sans doute, qui voulait l’entraîner avec lui. Je commandai mon café, et, le jeune type ayant lâché sa proie, il arriva que celle-ci se retrouva seule et vint vers moi. Elle était ivre. Elle s’assit près de moi de façon à ce que je respire l’odeur forte de l’alcool qu’elle avait ingurgité. Ce n’était sans doute pas sa première cuite puisque son jeune visage hélas commençait à montrer déjà les ravages de l’alcoolisme : dents gâtées, boursouflure des lèvres. Elle m’entreprit sur ses parents, un père qui ne l’avait jamais aimée, une mère faisant une brillante carrière mais qui la délaissait, sur ses études, qui semblaient avoir été brillantes. Elle était me dit-elle revenue de tout, y compris de la philosophie, elle me parla de Sartre et de Heidegger, puis tout à coup, sans raison apparente, obliqua sur le cas de Gérard de Nerval. « Croyez-vous vraiment à son suicide ? » me demanda-t-elle. « Dire que la nuit sera blanche et noire n’annonce pas que l’on va se donner la mort. Probablement aura-t-il été victime de quelques voyous comme il en traînait à l’époque beaucoup aux alentours de la place du Châtelet ». Je ne m’étais bien sûr jamais posé cette question, bien qu’ayant été dans ma prime jeunesse un admirateur de Nerval. Je trouvais étrange qu’un soir de juin, la parole prophétique du poète romantique resurgisse sous les traits d’une fille à laquelle sans doute il aurait prêté plus d’attention que je n’en pouvais donner. Mais je n’étais pas au bout de mes surprises. Comme il fallait bien me mettre à contribution, elle s’enquit de ce que je faisais dans la vie. Afin de ne pas entrer dans des explications fastidieuses, je lui dis que j’enseignais les mathématiques. En un instant, son visage s’illumina. « Ô mathématiques sévères, je ne vous ai pas oubliées, depuis que vos savantes leçons, plus douces que le miel, filtrèrent dans mon cœur comme une onde rafraîchissante. J’aspirais instinctivement, dès le berceau, à boire à votre source, plus ancienne que le soleil ». C’est dans le chant deuxième, de Maldoror. Je me sentais de plus en plus mal à l’aise de ces évocations d’un passé poétique auquel j’avais adhéré, et de me rendre compte que la bouche par laquelle étaient proférées ces incantations appartenait à un visage quasi enfantin aux traits fins malgré les excès de boisson. Il n’est pas convenable qu’un vieux monsieur s’acoquine ainsi avec une jeune fille et je cherchais le moyen de m’en décoller le plus rapidement possible. Ce n’était pas en même temps sans un certain sentiment de honte. N’aurais-je pas du plutôt imaginer un scénario pour lui venir en aide, la faire cesser de boire ou la raccompagner chez elle ? Elle se sépara de moi d’elle-même, mais ce fut pour encore une fois se faire remplir son verre, ce que le barman grossier et vulgaire s’empressa de faire. J’en profitai pour partir, mais elle chercha à me retenir. Elle voulait au moins de moi une parole qui l’aide. Je lui pris la main et lui dis qu’il fallait vivre. C’était bien peu. La rue des Ecoles, quand on prend à gauche, monte légèrement. C’est en direction de la montagne Sainte-Geneviève.

Photos : Paris. Tour Saint-Jacques par Gustave Le Gray, 1859, cinq ans après le décès par pendaison de Gérard de nerval, rue de la vieille lanterne, à quelques pas de la sinistre tour. 2 janvier 1855

© Paris, Bibliothèque nationale de France, Département des Estampes et de la photographie


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