Magazine Journal intime

Nue

Publié le 02 janvier 2008 par Eric Mccomber
Je roule sur Rosie quelque part, en pleine nuit. Le phare fonctionne à merveille. C’est une toute petite route en lacets. Je suis chargé à bloc, comme lorsque nous voyageons, mais je ne sens pas le poids. C’est comme lorsque je fais mes promenades à Cognac, les côtes ne sont pas des obstacles, ça roule tout seul, et pleins pots ! Ça monte, on tourne en montagne, je ne sais où. Peut-être les Alpes, peut-être l’Italie. Le sol est jonché de bêtes assassinées par les voitures, comme toujours. Du côté gauche de la route c’est la forêt qui grimpe, escarpée. À droite, le gouffre. La vallée.
Soudain, il se met à pleuvoir. Je roule à tombeau ouvert et je ne veux surtout pas m’arrêter. Je sais que je fais une connerie, parce que mes sacs vont se mouiller. Je vais peut-être perdre mon ordi, tout mon travail. Une vie entière de travail. On dirait qu’à cet instant, je m’en fous. Je me fous de tout. Il n’y a que cette ascension. Une partie de moi très sereine sait que rien n’a plus d’importance. J’escalade cette montagne, avec une facilité déconcertante. La pluie est froide et drue. Je commence à tousser, à grelotter. Je sens la fièvre s’emparer de mes jambes. Je tremble de tous mes muscles. Pourtant je poursuis. Mes vêtements me gênent et je les jette le long de la route. Plus je me déshabille et moins je gèle. Quand je parviens enfin au sommet, je suis nu comme un ver et je n'ai plus froid. Le chemin n’est désormais qu’un petit sentier de gravier qui s’enroule autour de l’ultime pic. Il pleut encore mais la pluie ne me touche plus. Il y a un banc de pierre tout en haut. Le vieil homme m’y attend.
— Alors… Tu y a mis le temps.
— Encore vous !
— On se tutoie, petit.
— Bon.
— Tu ne m’écoute pas, quand je te parle, n’est-ce pas ?
— Mhuh ?!
Je descends à terre et je donne une petite tape sur la selle de Rosie, qui part brouter plus loin tout en me couvant d’un œil maternel. Je lui indique d’un sourire que tout va bien.
— Well Laddie. T'es un abruti, c'est ça ? Je t’avais bien tout expliqué, l’autre jour, en Vendée. Il me semble. Mais tu n’en fais qu’à ton cœur. Tu ne suis que ton étoile, hein ?! Même si c’est pas la bonne !
— Beehh, je…
— Et tes rêves, aussi. Tu suis ta route rêvée, huh ?! Tu te la joue aborigène au vingt-et-unième siècle ?! Biblot ! C'est toi, l'ancêtre, ou c'est moi ?! Antiquité ! Horloge !… Tu y crois, à tes rêves, huh ?! Comme si ça t’était arrivé pour vrai !
— Je vois pas en quoi une des deux expériences devrait avoir préséance. Aimer. Apprendre. Dans un monde et dans l’autre.
— Je suis pas venu pour ça, petit.
— C’est moi, qui suis venu, non ? Toi tu es assis ici, tu bouge pas.
— Je suis vieux, petit. J’ai 300 ans.
— Vantard.
— Je suis venu te voir. Je suis venu à ce rendez-vous important.
— Ah !
— Je t’ai appelé ici.
— Oh.
— Parce qu’elle voulait te voir.
— Ooh !… Mon a… Ma…
— Ouais, ouais, ouais. Ta petite bourge.
— Ta yeule vieux crisse, je t’arrache les rides !
— Tiens-toi donc, gredin. Elle est là. Ta belle.
— Où ?
— Vrai qu’elle est belle, ta petite ingénue.
— Où ?
— Là.
Je regarde par la vitre. Les draps sont froids. La pluie les a détrempés. La toute petite bicoque en planches mal équarries vibre sous l’effet du vent et du tonnerre. La fenêtre est éclairée par dehors. C’est elle. Elle tient une lampe. Elle arrive à ma hauteur. Je vois son nom. C’est elle. Elle est dehors, à la pluie et au vent. Je veux lui ouvrir tout de suite. Pourtant, pour un instant, je me détourne. J’éclate d’un rire enfantin. Je glapis et je cache ma tête sous les draps. Je savoure ma certitude d'avoir enfin de ses nouvelles. Puis, n'y tenant plus, souriant, empressé, transi, j’ouvre.
Je veux parler, mais son expression me glace. Ma bouche n’arrive pas à articuler le moindre son. Mes lèvres sont soudées. Elle a l’air froide, excédée, idiote de colère. Je ne comprends pas. Je suis tellement dépassé par tout, depuis un an… Ou dix… Où est le vieux ? Où est Rosie ?! Ma belle est là. Sa pâleur éclaire mon visage dans la nuit noire. Elle ne dit rien. Je lis ses yeux et je n'y vois que le vide. Je suffoque. Je panique. J’ai tant rêvé de la voir près de moi. J’ai tant voulu lui parler. Je sens que je m’évanouis au fur et à mesure qu’elle articule péniblement ces mots, chaque phonème semblant lui arracher une veine dans la poitrine tant ça lui coûte d'avoir à me reparler :
— Je te demande de me laisser tranquille pour de bon.
Je me réveille au matin près des ruines fumantes de la maisonnette. C’était une petite tente, en fait. Ou alors une grande chaumière. Je ne sais plus. Je suis tout seul. Il n’y a plus rien. Le vieux aussi, est parti. Et Rosie est disparue également. Je suis vêtu d’un grand drap gris. Je redescends la montagne, pieds nus dans les herbes glacées. J’erre sans but un certain temps. Vers midi, je cherche la Charente, au fond de la vallée. Je n’aurai qu’à la suivre pour rentrer à Cognac. Je monterai la route de Pons, jusqu’à l’Héritage. Ensuite, rien.
La toux me réveille. Je suis malade. La fièvre. Tout ça n’était qu’un cauchemar. Tout. Il n’y a jamais rien eu. Pas d’amour. Pas de mort. Pas d’ancêtres. Pas de race humaine. Pas d’Histoire. Pas d’Amérique. Pas de guerres. Pas de ciel. Pas de Terre. Rien, rien, rien. Je dois tout redémarrer. Je dois renaître. Rouvrir des yeux devenus inutiles, sans espoir de la revoir. C’est l’aube. Le clocher du vieux temple appelle les fidèles à la messe. C’est le tout dernier jour de l’année noire. Le soleil brille et couvre mes pieds d’or. Les talons claquent dans la rue. L’artère bat. Les enfants s'émerveillent. Un chat miaule. Un pigeon roucoule. Je m’assois dans le lit et je regarde mes mains.
reste
le pain rassis
mon corps
ma fièvre
quelques bouteilles
le tire-bouchon
trois cigares
les vêtements
la boîte de conserve
un sac de plastique
mes sandales
mon opinel
sa lame nue
nue
—© Éric McComber

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