La vie est faite d’une multitude d’injustices, l’existence est un long parcours semé d’embûches, blablabla…
Mais la pire qui soit est certainement celle d’être l’aîné! Surtout qu’il ne s’attend pas du tout à ce qui va lui tomber sur le coin du nez ! On fait tout pour lui faire croire qu’il est unique ; sa venue, attendue comme celle du Messie, est fêtée comme un miracle par la famille (au moins, pense-t-on, la mère a quelque utilité et le père a visé juste, pour une fois !) ; une multitude de visages ébahis se penchent sur sa frimousse fripée et s’extasie au moindre rot, pousse des « hourras » à la première dent – ce qui est parfaitement idiot, on n’a jamais vu de bébés sans dents – bref, il mène une vie confortablement égoïste jusqu’au jour où les regards se détournent de lui et qu’on lui annonce stupidement :
- - Qu’est-ce qu’elle a maman dans son bidon ? Qui c’est le plus fort des papas qui a mis la graine-graine dans le bidon de maman ??
Ne voyant aucune branche ni feuille sortir du ventre de sa mère, l’aîné se désintéresse très vite du délire parental pour aller jouer aux legos, rattrapé aussitôt par son paternel qui, lui collant le nez sur le nombril maternel gâtifie de façon affligeante :
- - Et qu’est-ce qu’on dit au bébé, hein, qu’est ce qu’on lui dit au bébé ??
L’aîné, qui n’est pas stupide, sait très bien ce qu’est un bébé, il en a déjà vu…de loin. L’expérience ne lui en a laissé que peu de souvenirs, et comme il souhaite ardemment qu’on lui lâche la grappe, il obtempère :
- - Bébé !
- Oh !!! tu vois, il a compris ! s’exclame son père. C’est toi le grand maintenant ! Et puis, il va falloir aider maman d’accord ? Parce qu’elle va être très fatiguée, très lente et très grosse !
L’aîné sent alors que son statut est menacé, cependant, ayant la mémoire courte, il oublie aussitôt cet évènement fâcheux malgré les insistances lourdaudes de ses parents. D’ailleurs, il ne voit pas pourquoi ils en font tout un plat car, à part sa mère qui se rue fréquemment aux toilettes tout en insultant son père, rien ne vient perturber sa petite vie individualiste…
Jusqu’au jour où, sans prévenir, les voilà qui reviennent avec un paquet gigotant, puant et hurlant dans les bras :
- - Regarde qui est arrivé ? C’est qui le grand frère, hein, c’est qui ?
Pour faire passer la pilule – plus tard, l’aîné pensera que sa mère aurait bien fait de la prendre, à l’époque – on lui fait croire qu’avant de se pointer, le braillard est passé chez Toy’s R us pour lui acheter un cadeau :
- - Oh regarde ce qu’il a amené pour toi ? Des legos !! Il connaît déjà tes goûts !
L’aîné est achetable. Il se laisse donc acheter, trouvant par là quelque utilité commerciale à celui qu’il pressent comme étant un futur enquiquineur de première. Toutefois, il s’aperçoit vite que ce négoce a fait long feu lorsque le lendemain, alors qu’il vient quêter une nouvelle preuve d’amour fraternel, on lui répond poliment que son frère, ce n’est pas le Père Noël !
Commencent alors pour lui d’interminables corvées jusqu’ici ignorées ; il apprend à se servir du dictionnaire uniquement pour aller y trouver la définition du mot « injustice », surpris de ne pas y lire : « injustice : n.f. Personne dépouillée de passe-droit depuis l’arrivée de son petit frère ! » ; il honnit la litanie sans cesse répétée par ses parents : « Ce n’est pas de sa faute, il est plus petit que toi… », jusqu’au jour où…
Jusqu’au jour où, surpris et ravi, il entend pour la première fois sa mère expliquer au petit braillard :
- - Lui, il a le droit, parce qu’il est plus grand que toi !
Il se souvient alors qu’à Vengeance, il avait cru lire : Tout vient à point à qui sait attendre...
NB : Par souci de commodité, ce récit met en scène deux frères, il va de soi que la nature de leurs sexes n’a, dans ce contexte, aucune importance…