La face cachée du propre-en-ordre

Publié le 04 octobre 2010 par Jlk


Rencontre avec Martin Suter
Il n’a fallu que trois romans à Martin Suter pour conquérir un très vaste public et l’estime de la critique internationale. Or, plus qu’un phénomène de mode, cet engouement nous semble découler de cette évidence: que les livres de Martin Suter sont intéressants. Comme John Le Carré dans son dernier roman incriminant les menées de l’industrie pharmaceutique en Afrique, ou à l’instar d’une Patricia Highsmith scrutant les désarrois de l’individu dans la société contemporaine, Martin Suter raconte, avec maestria, des histoires concernant chacun. Intéressants, ses livres le sont aussi pour l’image incisive qu’ils donnent de la réalité contemporaine, et plus précisément d’une Suisse dont les flatteuses apparences cachent les mêmes turpitudes que partout. Enfin le caractère très prenant de ces trois romans tient aussi à l’intérêt manifesté, par l’écrivain, pour les situations-limites vécues par ses personnages, que ce soit (avec Small World) dans le labyrinthe psychique de la maladie d’Alzheimer ou, avec Un Ami parfait, au bord des failles vertigineuses de la mémoire perdue par accident.
Ecrivain tardif, puisqu’il n’a publié son premier roman qu’à la veille de la cinquantaine, Martin Suter a tracé sa voie à l’écart des balises académiques. De grands voyages, une activité alimentaire de rédacteur publicitaire haut de gamme, l’apprentissage de la narration via la scénario (il a signé ceux de plusieurs films de son ami Daniel Schmid), des reportages pour le magazine Geo, des chroniques caustiques sur l’univers de l’économie et de la finance marquent son ancrage dans le monde. Nomade organisé, le Zurichois transite régulièrement entre Ibiza, le Guatemala et notre pays, qu’il voit avec la juste distance de l’observateur en mouvement. Deux grandes admirations, pour les écrivains Dürrenmatt et Glauser, le moraliste visionnaire et l’anar du polar, orientent sa propre position décentrée. De son travail de romancier, Martin Suter parle avec la modestie de l’artisan scrupuleux.
«Mon premier souci est de raconter une histoire qui captive le lecteur. Pour cela, je dois savoir où je vais. Après deux premiers essais de romans loupés, j’ai appris à construire mon ouvrage, dont je dois connaître précisément les grandes lignes et la fin avant de m’y atteler, quitte à prendre des libertés en cours de route. A l’origine de L’Ami parfait, il y a le thème déclencheur de la mémoire perdue. Au thème de la mémoire est lié celui de l’identité, qui ne peut se constituer que sur la base des sréseaux de souvenirs. Où cela se corse, c’est que mon personnage ne se rappelle plus qu’il a commencé de mal tourner pendant cette période justement que sa mémoire a gommée. Essayez de vous rappeler un lendemain de terrible cuite, quand vous reprenez vos esprits et que vous découvrez que vous avez fait ceci ou cela de pas très reluisant... comme s’il s’agissait d’un autre vous-même. Dans le cas de mon protagniste, c’est cinquante jours de sa vie qui refont surface, et c’est Mister Hyde qui apparaît au docteur Jekyll...»
Dans le soin qu’il apporte à la construction de ses romans, Martin Suter inclut une investigation précise,qu’on pourrait dire balzacienne, sur les milieux qu’il explore (la haute finance dans La face cachée de la lune, le journalisme dans Un Ami parfait) ou les aspects techniques et scientifiques des thèmes qu’il traite.
«Il est évident que, pour être crédible, le romancier doit se fonder sur des données exactes. En matière de neurologie, j’avais déjà lu pas mal de littérature, dont les ouvrages du fameux Oliver Sacks, mais j’ai également consulté des neurologues en activité. C’est par eux que, par exemple, j’ai découvert le détail intéressant de la mémoire émergeant par «îlots». Pour l’affaire des aliments contaminés, ce que je raconte est également plausible, même si j’affabule en l’occurrence».
Si Martin Suter n’a rien d’un l’écrivain «engagé» au sens traditionnel de l’auteur «à message» signant des manifestes, ses livres n’en ont pas moins une réelle dimension critique visant les «magouilles» d’une société apparemment au-dessus de tout soupçon.
«Je crois qu’un roman qui achoppe au monde réel a forcément une dimension politique. Même si ce n’est pas explicite, le thème de la quête de mémoire recoupe celui du passé de la Suisse. Je suis quelqu’un que révoltent l’injustice et tout abus de pouvoir, quel qu’il soit. Du point de vue moral, et même si le dénouement de mon roman n’a rien de très moral, je m’intéresse à ces zones-limites le long desquelles n’importe lequel d’entre nous peut basculer à tout moment, d’un côté ou de l’autre...»
Un étranger dans le miroir
Un sentiment d’étrangeté, débouchant sur des vertiges à la fois physiques et psychiques, ne cesse de troubler le lecteur engagé dans le parcours labyrinthique d’Un Ami parfait, sur les pas du beau et brillant Fabio qu’attendent de terribles révélations sur lui-même. Rescapé d’une probable agression qui lui a valu un traumatisme crânien, le jeune journaliste revient à la vie normale avec un énorme trou de mémoire portant sur deux mois durant lesquels, il s’en rend bientôt compte, des choses décisives lui sont arrivées. Sa mémoire intacte lui rappelle l’amour qu’il vouait à Dorina, mais celle-ci ne veut plus entendre parler de lui, alors que Marlene lui apprend qu’ils vivent ensemble malgré le rejet qu’elle lui inspire maintenant. Enquêtant plus avant, Fabio découvre qu’il a démissionné de son journal, où il a été remplacé, et que son meilleur ami, Lucas, vit maintenant avec Norina. Or, l’impression que Lucas l’a trahi se confirme lorsqu’il se rend compte que son compère et collègue a repris une enquête sur un «gros coup» dont il ne se rappelle rien mais qu’il devait mener au moment de son accident. Pourtant c’est une surprise bien plus amère qui l’attend en fin de course, et une leçon, à la fois tragique et salutaire, qui rendra du moins un sens nouveau à sa vie.
Sous l’aspect d’un thriller psychologique admirablement mené, Un Ami parfait entremêle les thèmes du double négatif et de la fidélité bafouée, de la corruption sociale et de la rédemption par l’amitié et l’amour Des personnages bien dessinés et la remise en question sous-jaçente d’une société frivole et cynique lestent ce roman d’une gravité jamais trop pesante.
Martin Suter. Un Ami parfait. Traduit de l’allemand par Olivier Mannoni. Christian Bourgois, 372p.