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Dernier amour

Publié le 09 octobre 2010 par Jlk

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Récits de l'étrange pays, 4.
C’est par le diacre indien Kishore, qui l’avait assisté à la maison de repos L’Etoile du Matin, que la famille fut informée, à l’enterrement de son fils Matthieu, de ce qui était arrivé à l’oncle James depuis sa première tentative de suicide, au lendemain de sa mise à la retraite anticipée.
Malgré le silence ombrageux dans lequel s’était replié l’oncle James, longtemps considéré comme le boute-en-train par excellence, la famille savait déjà que sa mise à la retraite anticipée l’avait pour ainsi dire cassé, alors qu’il aurait pu y voir un geste de reconnaissance de l’Entreprise, eu égard à ses quarante ans de bons et loyaux services. Or, ce que le diacre Kishore apprit ce jour-là à la famille, c’est que l’oncle James en avait été terriblement humilié, comme il avait été humilié, des années après son veuvage, d’apprendre que son fils Matthieu, revenu d’Angleterre, s’était désormais établi dans le chef-lieu d’un canton alémanique où il avait ouvert un cabinet de vétérinaire avec son ami cubain Ernesto, sans oser lui en parler.
Bien entendu, comme tout se sait dans une famille, la préférence sexuelle de Matthieu, le fils de James, était connue de tous, mais personne n’y avait jamais fait allusion de vive voix, sauf peut-être l’oncle Victor à l’heure des cigares, en l’absence de James et quand les langues se déliaient entre messieurs. Plus qu’aucun autre, le solide Victor, qui enrageait lui-même de n’avoir qu’une fille, se doutait de l’humiliation qu’avait dû représenter pour James, boute-en-train par excellence et joyeux drille jamais en mal d’une plaisanterie leste, le fait de se retrouver avec une pédale sur les bras, selon l’expression de Victor, et probablement de James lui-même. Cela étant, la famille était restée aussi discrète que gênée à ce propos; après tout la tuile menaçait un peu tout le monde au jour d’aujourd’hui, se disait-on, et les relations avec James s’étaient espacées, la famille avait juste revu le père et le fils à la mort de la tante Noémie, beaucoup plus âgée que James et mal portante depuis des années, puis on avait entendu parler du départ de Matthieu à Manchester, de la casse de James et de son internement à L’Etoile du Matin dont on ignorait qui l’avait ordonné et où il était en somme considéré comme relégué à vie…
De toute évidence, le diacre indien Kishore savait que la famille n’avait plus prêté la moindre attention au sort de l’oncle James après sa première casse, suivie de plusieurs autres tentatives d’en finir, qu’il avait interprétées lui-même comme autant d’appels au secours ; et Kishore ne fit pas la moindre allusion à son propre rôle dans le retour à la vie de l’oncle James, mais il insista néanmoins, mine de rien, sur le fait que jamais Monsieur James n’avait demandé la moindre nouvelle d’aucun membre de la famille, sauf de son fils auquel, précisa le diacre, il désirait plus que tout demander pardon.
La famille ignore, aujourd’hui encore, la raison pour laquelle l’oncle James a éprouvé le besoin de demander pardon à celui que certains continuent, en leur for intérieur, d’appeler cette pédale de Matthieu.
Un certain malaise a été remarqué lorsque le diacre a raconté les retrouvailles du père et du fils, en présence de l’amant cubain de celui-ci, mais le diacre Kishore n’a rien cru devoir dire à la famille de l’amour avec lequel Ernesto s’est occupé du père dès le début de la maladie de cette pédale de Matthieu, enterré ce jour-là...

Image: Philip Seelen


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