MOI_ Que fais-tu là ?
L'ENFANT_ Je te regarde.
MOI_ Et que vois-tu ?
L'ENFANT_ Toi.
MOI_ Et ?
L'ENFANT_ Tu vas mourir.
MOI_ Mais non, je ne vais pas mourir.
L'ENFANT_ Ce n'était pas une question.
MOI_ Mais c'est stupide enfin...
L'ENFANT_ Les enfants disent souvent des choses stupides, je ne suis pas de ceux-là.
MOI_ Pourquoi dis-tu : "Tu vas mourir" comme ça ?
L'ENFANT_ Parce que c'est le moment et que tu es vieux et que tu es malade et que c'est comme cela que ça doit se passer. Je suis là, je te dis : "Tu vas mourir" puis : "Qu'as-tu fait", c'est comme ça. Parce que tu vas mourir. Parce que tu es vieux.
MOI_ Je suis vieux certes, mes os, mes muscles, ma chair, tout n'est plus peut-être aussi alerte qu'autrefois, mais enfin, je n'en suis pas encore là, crois-moi. Tu dis : "Tu vas mourir" comme ça, comme si c'était établi. Personne ne dit jamais "Tu vas mourir" de cette façon enfin, c'est idiot.
L’ENFANT_ Alors que fais-tu ici, dans ce lit d'hopital ?
MOI_ Oh ça, rien... rien qu'une mauvaise chute. Les chutes, ça arrive parfois. Les chutes c'est pas si grave, c'est juste des aléas, rien de plus, ça ne mérite pas un "Tu vas mourir" comme un des tiens...
L’ENFANT_ Mais qu’as-tu fait ?
MOI_ Rien, j'ai dû mal bouger, faire un faux mouvement, me déplacer quelque chose. Je ne suis pas du genre à faire attention. Déjà tout petit. Et puis avec l'âge et tout ça, on plie facile. On se courbe. Tout coûte. Rien n'est plus si évident, mais ça passera. C'est comme tout, ça ne dure qu'un temps.
L’ENFANT_ Non, qu’as-tu fait au cours de ta vie ?
MOI_ Pourquoi cette question ?
L'ENFANT_ Car il est temps de se la poser, comme tu l'as dit : ça ne dure qu'un temps.
MOI_ C'est une question laide.
L'ENFANT_ C'est une question qui demande réponse.
MOI_ Non, c'est une question laide.
L'ENFANT_ As-tu peur d'y répondre ?
MOI_ Non.
L'ENFANT_ Pourquoi n'y réponds-tu pas ?
MOI_ Elle est laide : cette question me gêne.
L'ENFANT_ Tu te gênes avec toi-même dans ce cas.
MOI_ Non, je me gêne seulement avec les questions laides. Les questions laides me gênent.
L'ENFANT_ Cette question n'est pas laide, elle est pleine.
MOI_ Non, elle est laide.
L'ENFANT_ Tu la trouves laide parce que tu ne comprends pas encore que tu vas mourir ce soir.
MOI_ Tu dis bien des choses laides d'une bien laide façon...
L'ENFANT_ Qu'as-tu fait ?
MOI_ Rien que tu n’aurais pas fait, enfin ! … Pardon, mais ce n'est pas l'heure du bilan, je n'en suis pas là. Je n'en suis pas à regarder derrière. Ce n'est pas le moment. Ce n'est pas MON moment. Tu n'as rien à faire ici. Il n'est pas encore venu le temps de me juger et de savoir ce que j'ai fait et de me poser des questions laides et de me regarder de cette laide façon que tu fais. J'ai sans doute d'autres choses à vivre, à voir, à découvrir... Je sais pas, va dans le hall, achète-toi un jus, fais des jeux d'enfants, et reviens lorsque le moment sera venu.
L’ENFANT_ Le distributeur de boisson est en panne. J'ai bien essayé de demander à la dame à l'accueil d'essayer de le réparer, elle a cherché dans l'appareil, elle l'a ouvert parce qu'elle avait la clé, une de ces clés aux formes bizarres, et puis on a réessayé mais les conduits se sont mis à faire un bruit affreux, et je n'ai pas eu mon jus. Alors je me suis dit qu'il était temps d'aller rendre visite au vieillard qui meurt.
MOI_ Dans la caféteria, ils ont des bonbons délicieux au goût de fruits tu devrais...
L'ENFANT_ Je n'ai plus l'âge des bonbons, tu le sais bien.
MOI_ Il y a sans doute d'autres personnes ici qui attendent pour toi...
L'ENFANT_ Non, tu es le seul ce soir. C'est plutôt calme. C'est une de ces nuits.
MOI_ La dame de la caféteria est très gentille, elle te donnera ce que tu désires. Prends de la monnaie dans mon sac...
L'ENFANT_ Je n'ai pas besoin d'argent tu le sais bien aussi... J'irai voir la dame de la caféteria, elle me donnera des bonbons au goût de fruits et me demandera : "Tu vas voir le vieil homme qui meurt ?" et je lui répondrai que "Oui, je viens bien voir le vieil homme qui meurt"...
MOI_ La dame de la caféteria ne pose pas de questions. La vieille dame de la caféteria est très compréhensive : elle est habituée à ne pas poser de questions et à écouter. C'est ce que font toutes les dames des caféterias d'hôpital : elles s'apitoient. Elles ont de petites charlottes en papier sur la tête et des gants parfois. Elle sont très professionnelles. Elles utilisent une éponge souple et nettoient constamment le comptoir à cause de l'hygiène.
L'ENFANT_ Alors j'irai voir la dame de la caféteria, elle me donnera des bonbons au goût de fruits et me demandera : "Tu vas voir le vieil homme qui meurt ?" et je lui répondrai que "Oui, je viens bien voir le vieil homme qui meurt" et elle ajoutera : "T'a-t-il seulement dit ce qu'il avait fait de sa vie ?" et je ne répondrai rien, je regarderai la dame de l'accueil, j'écouterai le son sourd des conduits du distributeur de boisson. La dame de la caféteria, la dame de l'accueil, le distributeur, tous me connaissent bien. Et tous savent que tu vas mourir.
MOI_ Je ne peux pas mourir ici, maintenant, seul.
L'ENFANT_ Si Peter, tu vas mourir ici, maintenant, seul.
MOI_ Ma fille n'est pas encore venue me voir...
L'ENFANT_ Ta fille a sa vie maintenant, loin, elle ne se déplacera pas pour ça...
MOI_ Et ma femme ? Elle doit venir demain. Je ne peux pas partir sans l'avoir vue !
L'ENFANT_ Ta femme n'est plus ta femme depuis longtemps, tu le sais bien, ça ne changerait rien.
MOI_ Le médecin ne m'a rien dit. Il n'a rien dit. Tiens, ce matin, il est passé, il m'a regardé, et une nouvelle fois, il ne m'a rien dit.
L'ENFANT_ Les médecins ne disent jamais rien, et ça aussi, tu le sais bien.
MOI_ Je n'ai vu aucun des signes.
L'ENFANT_ Tout va bien, je suis là.
MOI_ Tu dis "tu vas mourir", comme s'il s'agissait d'une science, comme si c'était quelque chose de déjà fait. Tu dis "tu vas mourir", puis "ta fille a sa vie maintenant" et "ta femme n'est plus ta femme depuis longtemps", tu dis des horreurs, tu parles des dames de l'accueil et de la caféteria, tu parles du distributeur, tu dis ces choses... toutes ces choses, je ne peux pas partir avec elles quand même... Je mérite un peu mieux que ça.
L'ENFANT_ Ne t'en fais pas, tu partiras très serein. Tu tourneras la tête plusieurs fois, tu te raidiras, tu cracheras un peu de sang qu'une dame infirmière viendra recueillir dans un mouchoir blanc avec le blason de l'hôpital brodé dessus, tu râleras, et tu halèteras, la seringue automatique de morphine te fera une injection et l'appareil au cadran rouge bipera une dernière fois dans ce long bip que tu connais déjà, dehors le vent soufflera un peu plus fort et ce sera tout : tu verras, ce sera très doux. Et demain, des gens expérimentés auront réparé le distributeur de boisson dans le hall. Qu'as-tu fais ?
MOI_ Je ne peux pas répondre à cette question. Je ne veux pas savoir pour la raideur, le sang, le petit mouchoir blanc, la seringue automatique à morphine, l'appareil au cadran rouge et le vent! Ce n'est pas comme ça mourir, ça ne peux pas être ça. Ce n'est pas mourir que de mourir comme ça. Ça ne devrait pas être aussi laid.
L'ENFANT_ Ne t'en fais pas je suis là.
MOI_ Je ne veux pas mourir comme ça.
L'ENFANT_ Ne t'en fais pas, je suis là.
MOI_ Je ne veux pas mourir.
L'ENFANT_ Ne t'en fais pas, je suis là.
MOI_ Je ne veux pas mourir seul.
L'ENFANT_ Ne t'en
fais pas, je suis là.
MOI_ De cette laide façon.
L'ENFANT_ Ne t'en fais pas, je suis là.
MOI_ Je déteste le blason de l'hôpital qu'ils brodent sur les mouchoirs...
L'ENFANT_ Ne t'en fais pas, je suis là.
MOI_ ... la literie...
L'ENFANT_ Ne t'en fais pas, je suis là.
MOI_ ... le linge de bain.
L'ENFANT_ Ne t'en fais pas, je suis
là.
MOI_ Je ne veux pas qu'ils réparent le distributeur de boissons.
L'ENFANT_ Ne t'en fais pas, je suis là.
MOI_ J'aimerais que ce qu'il me reste de famille soit ici.
L'ENFANT_ Ne t'en fais pas, je suis là.
MOI_ ...
L'ENFANT_ Ne t'en fais pas, je suis là.
MOI_ Je suis né dans une famille modeste ardéchoise. Mon père était éleveur de moutons et ma mère était l'institutrice du village. Ce que j'ai fait ? Je suis né le 14 novembre 1934. Ma mère était seule lorsque je suis venu au monde. Mon père travaillait et ne su que bien plus tard que j'étais né. Lorsqu'il arriva, il...