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Salah Stétié/Une lampe sous l’orage (contribution de Nathalie Riera)

Publié le 11 octobre 2010 par Angèle Paoli

Chroniques de femmes - EDITO/SOMMAIRE

Salah Stétié, En un lieu de brûlure,
éditions Robert Laffont, 2009


UNE LAMPE SOUS L’ORAGE

Contribution de Nathalie Riera

  « Dans une époque où le nom même de l’Être, celui du sens et de l’essence sont devenus objets de répulsion, de dérision et finalement d’une étrange amnésie, Salah Stétié ose dire que seule une poésie prenant appui sur les grandes interrogations fondamentales est susceptible d’éclairer la condition des hommes et de nous prémunir contre ces maladies mortelles que sont les certitudes sans horizon, les cynismes affamés, les divertissements de littérateurs enfilant des perles d’insignifiance, ou l’abandon blasé à l’esclavage de l’immédiat. » [1]

  La récente publication d’En un lieu de brûlure (éditions Robert Laffont, oct. 2009) est l’occasion de consacrer ces quelques lignes à une personnalité intellectuelle aussi éminente et lumineuse que Salah Stétié, poète libanais de tradition culturelle sunnite, né à Beyrouth le 28 décembre 1929.

  Celui qui avoue son arabité lui être corps et cœur, et qui milite activement pour une Méditerranée « frémissante de grands mythes », éprouve une vraie fascination pour la vertu de transparence de la langue française. Autant que le poète a foi en la lumière de la langue, en ses « chevaux tremblants ». Lumière de l’affranchissement.

  Si Salah Stétié n’hésite pas à se positionner comme « double exilé », ou comme « invité de la langue française », il met volontiers en exergue sa grande amitié pour la poésie et pour les grands poètes européens que sont Pierre-Jean Jouve, René Char, Henri Michaux, André Pieyre de Mandiargues, Yves Bonnefoy, E. M. Cioran… et son si cher Georges Schehadé, sans oublier sa grande affection pour Gérard de Nerval.

  Deux figures majeures marqueront la vie intellectuelle du poète : Gabriel Bounoure (lors de leur rencontre à l’École Supérieure des Lettres de Beyrouth, en 1947), puis Louis Massignon (au Collège de France). De l’un comme de l’autre, il recevra une véritable initiation à la littérature européenne. L’Eau froide gardée est le premier recueil publié en 1973, que Pierre Brunel [2] considère d’aussi grande facture que le recueil d’Yves Bonnefoy Du mouvement et de l’immobilité de Douve. À l’occasion des quatre-vingts ans du poète, il convient de dire que Salah Stétié a construit une œuvre de poésie et de prose des plus cohérentes et des plus généreuses. Aucune place à l’enflure, à la gloriole, au lyrisme ravi, à l’intellectualisme maniéré, mais place à la finesse et à la fraîcheur, à la « beauté convulsive » et à la tension de la célébration. Salah Stétié déplore cette guerre de l’homme contre l’Être, c’est-à-dire contre ce qui détourne l’humain de sa vérité tragique. Et face à la dévastation, qui nous fait rompre avec notre ouverture à l’Être, il convient de demeurer dans la vigilance et dans la résistance contre le formalisme, l’anecdotique, la pensée en régression, la métaphysique de pacotille, et contre tout ce qui participe insidieusement à l’extension du désastre.

Lampe infléchie parmi les écritures
À cause du renversement nocturne
De branche verte – et ses roses séchées.
Rocaille haute que torture une pensée
Fermée sur la poésie de mille olives
Feintes par l’arbre en attente de blessure
― Selon l’antique prophétie éblouissant
Les chèvres de subtilité du sel


L'Être poupée, XXXIII

  Dans Les Parasites de l’improbable, qui regroupe des textes inédits [3], Salah Stétié se demande si notre modernité est réellement excessive, et de quelle nature est son rapport au désir. À cette « modernité ravagée de tics », la réponse ne s’attarde pas : « Excessive, notre modernité ? Elle n’aurait été, aux yeux ravagés de Nietzsche, l’eût-il connue, qu’une serre à cultiver des fleurs mineures, provocatrices d’un style de scandale somme toute acceptable et intégrable. » Et ce qu’il faut entendre par « désir », précise t-il, ce n’est certainement pas « ce désir affecté et tout compte fait limité et médiocre, épuisé, essoufflé, dont nous rebattent les oreilles tant de petits romans excités de notre modernité pauvrement désirante et souffreteusement érotique, bien éloignée, en tout état de cause, de la tentation panique et de l’intensité imaginative, seuls moteurs de la vie en sa haute projection poétique. » Lieu de l’urgence sont l’amour et le désir, nous dit le poète, et il n’est pas déplacé d’affirmer que c’est à Jouve que la poésie de Stétié doit non pas sa sensualité, mais plutôt « une légitimation advenue et une confirmation du fait que la voie du poétique devait tenir compte de tous les mouvements profonds de la chair, des pulsions les plus noires, ainsi que de la splendeur avouée du corps, du "vrai corps" adorable et périssable ». [4]

  Son éminence, Salah Stétié ne la tient pas seulement de ses innombrables lectures, de sa passion ou de son obsession de la parole poétique, il la tient avant toute chose de son goût et de son respect pour l’absolu. Ainsi cette humble résolution à dire le peu, cette offrande d’un chant sans artifice, cette connaissance par les gouffres pour s’opposer à tous les faux jardins de la consolation. Ainsi ce silence dont on ne cesse d’accueillir les mots, fruit d’or de la parole. Car, en poésie, il n’est pas question de parler ni de se taire, pas plus que de répondre, nous dit Stétié, mais seulement de questionner sans fin. Le questionnement n’est-il pas déjà une forme de savoir ?

  En un lieu de brûlure nous offre un poète homme de deux rivages, qui ne se révèle pas seulement lecteur attentif des plus importants poètes des temps classiques ou des temps contemporains de sa génération. Une sorte de providence lui aura surtout offert complicité et proximité avec la poésie des hommes, dont celle de Pieyre de Mandiargues, de Jouve, de Cioran, et de tant d’autres alliés, aussi farouches furent-ils, quand l’art et la poésie ne sont plus affirmation et beauté de l’existence, mais ne servent qu’à de bien sombres perditions au compte de ceux qui ne savent trouver jouissance que dans les scories du scandale. Ainsi, comment ne pas approuver Cioran, cité par Stétié, dans sa manière de définir les poètes, et sans que cela mette en doute son profond attachement à la poésie :

  « Je viens de parcourir un livre de X, avec la plus grande répulsion. Je ne peux plus supporter l’inflation poétique. Chaque phrase se veut une quintessence de poésie. Cela fait artificiel, cela n’exprime rien. On pense tout le temps à l’inanité des mots recherchés. ― Depuis longtemps déjà, j’abhorre tous les "styles" ; mais celui qui me semble de loin le pire, c’est celui des poètes qui n’oublient jamais qu’ils le sont. » [5]

Nathalie Riera
© Nathalie Riera, 2010

[1] Marc-Henri Arfeux, Salah Stétié, éditions Seghers, 2004, page 13.
[2] Pierre Brunel, « Salah Stétié sur sa rive » (en guise de préface), in Salah Stétié, En un lieu de brûlure, éditions Robert Laffont, 2009.
[3] Salah Stétié, « Les parasites de l’improbable », in Salah Stétié, En un lieu de brûlure, éditions Robert Laffont, 2009, page 884.
[4] ibid., page 927.
[5] ibid., page 971.



■ Salah Stétié
sur Terres de femmes


Fiançailles de la fraîcheur
→ Méditation sur la mort d’une figue

■ Voir aussi ▼

le site officiel de Salah Stétié
→ (sur Poezibao) une bio-bibliographique de Salah Stétié



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