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Michaël Glück, L'Enceinte

Publié le 12 octobre 2010 par Angèle Paoli
Michaël Glück, L'Enceinte
Cadex Éditions,
Collection L’Anthrope, 1993 ; rééd. 2010.


Delparto
Piero della Francesca, La Madonna del Parto, v. 1455
Museo della Madonna del Parto, Monterchi


L’ENCEINTE OU LE MYSTÈRE DES ACCOUCHEMENTS

   À l'issue de la guerre, au printemps 1944, dans le petit village toscan de Monterchi, les « payses » organisent Sa défense. Fourche aux poings, elles forment rempart, dressent contre les hommes l'enceinte de leurs ventres, arrondis par la promesse de naissances à venir. Non, ils ne La leur prendront pas, ils ne La leur enlèveront pas, Celle qui depuis toujours, depuis les lointaines origines de Sa création par Maître Piero, les protège de son corps gravide de femme altière. Elle restera là, la Vénérée, l'Enceinte. À l'abri dans Sa chapelle. À côté du petit cimetière qui jouxte la Momentana. Elle est Celle que l'on nomme la Madonna del Parto, œuvre de Piero della Francesca.

  Dix ans plus tard, au printemps 1954, les « payses » forment à nouveau rempart contre les hommes et leurs projets de déplacement de la fresque. « Non si muove », lancent à nouveau les femmes. Ainsi s'ouvre, sur fond d’émeute de femmes, L'Enceinte de Michaël Glück.

  Vierge scandaleuse, porteuse du mystère de l'Immaculée Conception, l'Enceinte est multiple. Objet de convoitise pour les ecclésiastiques qui voient en la Vierge-Muraille le symbole de l'édification de l'Église, l'Enceinte est aussi objet d'études savantes. Érudits et philosophes, historiens d'art, esthéticiens et chercheurs consacrent à la Vierge gravide, unique dans le monde de l'art, leurs travaux et leurs jours peuplés d'interrogations innombrables. Toujours l’Enceinte se dérobe. Énigmatique, incernable. Aucune interprétation ne l'épuise. Mais si l’Enceinte se dérobe, c'est qu'elle est avant tout femme. Tout entière emplie du mystère de sa fécondité. Femme aimante et fertile, ouverte à la vie et œuvrant pour elle, l’Enceinte est pareille aux « payses » de la vallée du Cerfone, issue de la même glaise qu'elles. Et toutes les femmes de la vallée sont pareilles à la mère de Piero, Romana di Perino. Originaire de Monterchi, Monna servit de modèle au peintre. Ancrées dans la terre et dans la vie, les femmes de Monterchi ignorent tout de l'histoire de cette fresque. Les ouvrages très sérieux dont l'Enceinte est l'objet ne font pas partie de leur univers. Elles « ne lisent pas la Madonna del Parto comme un traité de la Cité de Dieu ». « La pureté, l'impureté de la conception ne les préoccupent pas ». « Elles sont la Cité qui s'accroît entre deux anges dont les couleurs se croisent; le bien, le mal. » Les femmes de la vallée du Cerfone, qui font l'admiration des hommes, « sont les sources qui saluent la Source, elles sont le salut des eaux, chants des fontaines ».

  Réflexion sur l'art et sur les rapports qui lient l’art à la vie, ce second mouvement de L’Enceinte est un hommage à la femme. Le poète se glisse dans le sillon du peintre pour qui l'essentiel de cette œuvre tenait dans le désir de rendre hommage à sa mère et, au-delà de sa propre histoire, à toutes les femmes porteuses d'enfants et de promesses de vie. À l’injonction de René Char ― dans les vers d'ouverture qui préludent au second mouvement du récit ― répond en écho la voix qui clôt ce mouvement : « Vois d'où tu viens, de quelle beauté tu as pris jours et nuits. Ta tête est mémoire de ventre. Souviens-toi. »

   Introduit par le poème de Gérard de Nerval, « Fantaisie », le troisième mouvement du récit est mouvement de l'intime. Qu'en est-il, au juste, au-delà des réflexions inspirées par la Vierge de Piero, de l'émotion ? Elle filtrait déjà, cette émotion, à travers les propos que Michaël Glück prête, à la fin du premier mouvement, au peintre Marc Chagall. Peur et joie mêlées, éprouvées avec la même force et la même fascination face à deux grands maîtres, Cézanne et Piero :

  « Oui, peur, avec le long frisson qui court le long de la colonne vertébrale. Aujourd'hui, en ce moment, j'éprouve une telle joie, mais j'ai peur, tellement peur. C'est si grand ».

  Une même émotion étreint Michaël Glück face à l'Enceinte. Mais une même force ― une force qui prend au ventre ― l’étreint aussi lorsqu'il est face à une toile de Bram van Velde. L’homme sensible cherche à comprendre ce qui se passe en lui lorsqu'il regarde l'œuvre de l'un et l'autre peintre. De quelle nature est cette émotion, quelles en sont les composantes ? À quelle énigme de soi-même la Vierge Enceinte renvoie-t-elle ? Quelle révélation de soi-même fait à ce point frémir ? Peu importe, au final, ce qui échappe. Ce à quoi l'écrivain tient avant tout, c'est au « tremblement » qui est le sien devant la fresque. Ce qui compte c'est le silence et la solitude, le silence de la solitude « devant l'Enceinte, la Vive ».

  Dans une note post-liminaire, Michaël Glück évoque une autre de ses passions. Celle qu'il nourrit pour le peintre piémontais Giovanni Canavesio à qui l'on doit les fresques de la petite chapelle de Notre-Dame-des-Fontaines, en pays niçois. Michaël Glück rapporte que l'inauguration de ces fresques eut lieu un 12 octobre 1492. Ce jour-là mourait Piero della Francesca. Ce même jour Christophe Colomb inventait le Nouveau Monde. « Mystère des accouchements », conclut généreusement l'auteur de L'Enceinte et de Passion Canavesio.

Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli



■ Piero della Francesca
sur Terres de femmes


12 octobre 1492/Cole Swensen, Mort de Piero della Francesca
La Madonna del parto (Anne-Marie Garat)
→ Mario Luzi/Près de la reine de Saba
→ Yves Bonnefoy/Une silencieuse ordalie

■ Michaël Glück
sur Terres de femmes


→ «cette chose-là, ma mère…»



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