D’abord, livre ô combien sympathique, l’auteur commence par nous dire ce qui l’a amené là. Comment un jeune rebelle et rêveur, que le monde autour de lui révolte, se décide à s’adonner à l’activité scientifique, tout simplement parce que « la science a été pour [lui] un compromis qui [lui] permettait de ne pas renoncer à [son] désir de changement et d’aventure, de maintenir [sa] liberté de penser et d’être qui [il est] ». Carlo Rovelli entreprend des études universitaires de physique à Bologne dans les années soixante-dix. Dès la troisième année il rencontre les grandes théories contemporaines, la relativité, les quantas. En quatrième année, il met son nez dans un article qu’il ne comprend pas très bien, mais qui va lui donner la clé de ce qu’il va faire, c’est un article d’un certain Chris Isham dans lequel il est question de gravitation quantique.
On sait que deux grandes théories se partagent l’explication du monde physique depuis environ un siècle : la théorie de la relativité générale d’un côté, applicable aux objets cosmiques, et proposant une explication à la force de gravitation, et la théorie quantique de l’autre, applicable à l’infiniment petit (de l’ordre de 10 puissance -33cm). Dans leur domaine, elles sont indiscutées et il peut sembler à première vue rare qu’elles se confrontent. Rare mais pourtant pas impossible. Or, ce qui est fâcheux, c’est qu’elles ne sont pas compatibles. Si donc on trouve un domaine où on aurait besoin des deux, on va se retrouver dans une situation impossible. Ce genre de domaine existe, il surgit par exemple quand on veut étudier les tout premiers instants après le Big Bang. Il faut donc trouver une manière de penser les deux ensemble. Dans « gravitation quantique », il y a bien sûr les deux opposés. Cette expression peut donc sembler un oxymoron. Or, il y a des solutions pour arriver à mettre ensemble ces deux ordres de phénomènes.
La première image que Rovelli offre à notre réflexion, c’est celle du champ électromagnétique, découvert d’abord par Faraday, puis mis en équations par Maxwell. Un champ est une sorte d’entité diffuse qui occupe tout l’espace. Si on introduit une charge positive et une charge négative, vont apparaître des lignes de champ qui relient les + aux -. Ces lignes sont dans tout l’espace, ce sont les solutions des équations dites de Maxwell. Enlevez les deux charges…. Les lignes en question existent toujours mais se referment sur elles-mêmes, elles forment ainsi des boucles.
De son côté, Einstein découvre (Relativité Générale) que la force de gravitation découle elle aussi d’un champ, mais un champ dit « gravitationnel ». D’une certaine manière, on peut dire que si les objets s’attirent, ce n’est pas en vertu d’une force magique à la Newton, mais en vertu d’une certaine géométrie de lignes de force dans l’espace. « Dans l’espace » ? Et bien voilà ce que justement ce qu’Einstein conteste. C’est une représentation courante et bien commode (alors qu’elle ne s’est pas imposée si simplement dans l’histoire) que de voir l’espace comme un grand « contenant », une grosse boîte contenant ondes et particules. Or, Einstein conteste cette représentation. Et si, après tout, le champ gravitationnel, au lieu d’être dans l’espace, n’était pas tout bonnement lui-même l’espace ? En fin de compte, le champ électromagnétique est un champ… sur le dos d’un autre, au lieu d’être un ensemble de lignes de force « dans l’espace ». Ceci change tout.
Si on s’intéresse maintenant à la théorie quantique, on se mettra dans la tête qu’au niveau microscopique où l’on se situe, comme l’a montré Max Planck, les variations diverses (de vitesse, d’énergie etc.) ne se font pas de manière continue, mais par sauts. L’énergie d’une particule chargée donne par exemple lieu à un spectre de quantités discrètes, on passe de l’une à l’autre par discontinuité. Cela se traduit au niveau du champ électromagnétique par le fait que la lumière est composée de photons (au niveau quantique, le champ électromagnétique « se brise » en unités discrètes) . L’idée de Rovelli est que ce qui est vrai pour le champ électromagnétique pourrait l’être aussi pour le champ gravitationnel, d’autant que ce dernier possède aussi ses équations (celles de Wheeler - De Witt). Le champ gravitationnel, en quoi nous avons vu que l’espace se réduisait, se composerait-il donc de « grains », comme c’est le cas de la lumière ? On retrouve alors Faraday et ses boucles : pourquoi n’y aurait-il pas aussi des boucles dans le champ gravitationnel ?
Mais à la différence du champ de Faraday, les lignes en question, qui forment les fameuses boucles, ne constituent pas un continuum (situation où on passe continuement d’une ligne à l’autre). A cause de la théorie des quantas, chaque ligne peut être individuée et on passe de l’une à l’autre par un saut. Si le champ électromagnétique se brise en photons, le champ gravitationnel se brise en lignes de champ séparées les unes des autres. De la même façon que, dans le premier champ, l’introduction d’une charge ouvrait aussitôt la boucle pour donner les fameuses lignes que tout écolier a vu matérialisées grâce à la limaille de fer, dans le second, c’est l’introduction d’une masse quelconque qui ouvre la boucle. Mais indépendamment de cela, chaque boucle représente, comme le dit Rovelli, « un univers consistant en un mince filament d’espace » et rien d’autre ». Pour représenter notre monde, il suffit de superposer un grand nombre de solutions constituées d’une seule boucle chacune. On obtient alors un tissus formé d’un nombre FINI de boucles car, contrairement au champ classique, où les lignes sont en nombre infini, on peut COMPTER le nombre de boucles dans le champ gravitationnel quantique ! Là encore, est-ce que ces boucles sont dans l’espace ? On vient de plus en plus à l’idée que cette notion d’espace est, dans le fond, inutile. Ces boucles ne sont pas dans l’espace : elles sont l’espace. Etant d’une taille de l’ordre de 10 puissance - 33 cm, elles sont des milliards de fois plus petites que les noyaux des atomes, lesquels peuvent être vus comme de grosses perles brodées sur le fin tissus du monde.
D’où l’image d’un « espace » comme une côte de mailles, où de petites boucles, grains analogues aux grains de lumière de la théorie quantique, s’interpénètreraient. Il n’y a plus d’espace à ce stade. Juste ces boucles.
Rovelli ne s’arrêté pas là : pour que le tissus tienne, il faut, on l’a dit, que les boucles s’interpénètrent. Elles ont donc des intersections. Comment appelle-t-on une « quantité d’espace » ? On appelle ça… un volume. Avec la conception finitiste qui émerge, on comprend qu’un volume, en tant que quantité d’espace, est un certain nombre (très grand certes, mais fini) de « grains d’espace », lesquels sont tout simplement les fameux points d’intersection des boucles entre elles (qui forment ce que les physiciens appellent un réseau de spin)
Et le temps ? on sait bien que la grande découverte d’Einstein a été de mêler intimement l’espace et le temps, au point qu’on parle, en relativité, de « l’espace-temps ». S’il n’y a plus d’espace, peut-il exister encore un temps ? Mais qu’entendions-nous jusqu’ici par le temps ? Curieuse anecdote : c’est Galilée qui a eu l’idée de mesurer le temps au moyen d’un pendule, il était à la messe en la cathédrale de Pise et lui vint à l’idée de compter les battements de son pouls entre deux oscillations d’un chandelier suspendu au plafond, il en déduisit que ces oscillations étaient régulières et qu’on pouvait les utiliser pour compter le temps. Mais il fallait qu’il ait une sacré confiance en son pouls ! De fait, plus tard, on fera plutôt l’inverse, évaluer la régularité du pouls en se basant sur le rythme d’une horloge…. C’est évidemment circulaire. On ne mesure jamais le temps mais des relations entre des objets en mouvement. Alors y a-t-il un temps ? Rovelli nous apprend que la variable « t » (inobservable directement) est de plus en plus éliminée des équations de la physique. Voilà bien autre chose… il n’y aurait plus de temps linéaire bien sage s’égrenant gentiment, seconde après seconde.
Plus de temps… donc plus de propos absurde du genre « que se passait-il avant le Big bang ? ».
Plus de temps, plus d’espace, on peut bien arriver à la conclusion que parmi les sources de poésie, la science est bien la plus abondante…
une image de l’espace proposée par Carlo Rovelli, obtenue
en rassemblant… une grande masse d’anneaux de porte-clés !